CHARGEMENT...

spinner

Une séquence célèbre dans Shining de Stanley Kubrick : Jack Nicholson, la mine diabolique, fixe la maquette du labyrinthe dans lequel se baladent sa femme et son fils. Par illusion, ceux-ci y apparaissent en miniature, pris au piège. Dans Bérénice, anti-adaptation de Racine par le plasticien des plateaux Romeo Castellucci, la situation est similaire. Cernée dans un dispositif de torture sensorielle, Isabelle Huppert s’escrime sous le regard du démiurge italien – et du public. En bordure, un écran cadre la scène et opère à la fois comme voile obstruant et quatrième mur d’une cage. À l'intérieur de celle-ci, les éléments se déchaînent. Stroboscopes et infrabasses font rage, des javelots dorés martèlent des parois en draperies, une pédale de batterie marque le rythme sur divers supports – statut de félin, buste d’homme. Entravée, la comédienne l’est aussi vocalement : sa scansion des vers raciniens se fait au pas, sous la menace, pressée par un gong. Sa voix même est vocodée, autotunée, parasitée jusqu’à l’état de ferraille. Enfin, pour accabler davantage la comédienne, un peu de ménage : elle traîne un radiateur et vide un lave-linge. Mais qu’a fait Isabelle Huppert pour mériter tout ça ?


Elle a accepté de jouer dans un Castellucci. Ce qui lui vaut d’ailleurs bien des huées certains soirs, mais elle en a vu d’autres. En orchestrant ce fécond bordel, le metteur en scène aborde un versant du médium théâtral qu’il avait jusqu’ici négligé : l’actorat et l’icône populaire. On le sait, chez lui, l’image prime. Ça joue peu et quand ça joue, c’est plutôt mal. Seule star à s’être une fois incrustée dans l’esthétique castelluccienne avant cela : Willem Dafoe, le temps d’un prêche dans une église en 2016, le visage intégralement voilé. Aujourd’hui, c’est avec la Huppert nationale que l’artiste frappe sur la paroi du spectacle. Et le prétexte marketing était trop beau pour s’en priver.


Castellucci y va donc, mi-tortionnaire, mi-fan boy. Dans les plis des lourdes tentures qui encadrent la scène se devine le nom de l’actrice fétiche pris dans un slogan : « Isabelle Huppert est la synecdoque du théâtre ». La voilà brandie comme enseigne de SARL ou guirlande de foire. Drôle de flatterie, qui a pourtant son revers. Déjà tyrannisée par une pyrotechnie qui la condamne à jouer dans la surenchère, l’effigie est tournée en dérision par des procédés d’un goût discutable. Bérénice au pic du lyrisme amoureux ? Isabelle est reléguée aux affaires domestiques et à l’électro-ménager. Bérénice répudiée ? Isabelle troque ses robes de créateur pour un plaid de SDF, gobelet à la main. Dans un ultime coup de théâtre, c’est à la tyrannie des apparences que l’actrice est confrontée, se retirant sous cape à l’abri des flashs. Vampire fuyant les paparazzis ?


Bien sûr, Racine prend aussi son tarif. En choisissant Bérénice, l’Italien se paye un Graal de la langue française et un standard des programmes scolaires. L’occasion rêvée pour un blasphème culturel. À l’heure où l’on demande aux Français si Aya Nakamura peut chanter Edith Piaf, Castellucci charcute nos belles lettres sous le joug d’un procédé sans équivalent en littérature : le remix. En électro, lorsqu’un producteur remixe le track d’un autre, il prend la liberté de n’en utiliser qu’un fragment infime, sinon rien. La composition d’origine n’est plus qu’une ombre, une idée. Ainsi en va-t-il des alexandrins de Racine, filtrés jusqu’à l’inaudible ou bégayés jusqu’à extinction. Roland Barthes parlait bien de Bérénice comme d’une « tragédie de l’aphasie ». Trop de verbe tue le verbe.



Maquette pour la cérémonie des JO par Castellucci, déclinée par la Mairie de Paris © Alex Majoli



La pièce de Racine est aussi connue pour être a-dramatique. Son action stagne : Titus renonce à Bérénice parce que Rome n’en veut pas – et basta. Les enjeux se situent donc au cœur de la langue et forment une stase poétique. Un terrain idéal pour projeter les marottes castellucciennes : amour/haine du signe, crise du langage, aporie de la représentation. Mais la greffe prend bizarrement, comme souvent chez le metteur en scène. Fourrés en sandwich entre les douloureux monologues d’Huppert, les fameux tableaux made in Castellucci s’animent, rébus visuels grandiloquents dopés au design sonore. Et l’imaginaire grimpe sur le tapis de cardio. Sous les arcades de Rome, en fond de scène, se trame un manège malsain : des corps se débattent derrière un rideau translucide. Les Sénateurs s’empoignent-ils, s’étreignent-ils, suffoquent-ils ? Et quid de ces rouleaux de ruban bleu et rouge qui indéfiniment se déroulent et s’enroulent ? De ce binôme famélique engagé dans un rituel de couronnement ? Et de ces foutus verres de lait posés au sol depuis le mitan de la pièce ?


Comme à son habitude, le metteur en scène nous pose au bord du sens, en zone de turbulence cognitive. Attirés, spectateur et signification sont tenus à distance par les lois de la poésie – comme Bérénice et Titus le sont par celles de l’empire. Et Castellucci produit du plaisir sur cette tension. Mais avec l’âge, il a la main lourde. Partout il nous sature de signes – depuis son ballet de flics, Bros, en 2021, il fait presque du porno sémiologique. Il se fait aussi plus littéral, grand-guignol voire drôle – des rires, moqueurs ou non, éclatent dans la salle. Isabelle Huppert fait sa diva sur scène ? Un inventaire des composants chimiques du corps humain nous rappelle qu’elle est faite du même bois que nous. Bérénice pleure son chagrin d’amour ? Des fleurs géantes dignes d’un cartoon flétrissent derrière elle. Quant à cette compagnie de bonshommes mi-vêtus, s’affairant gauchement autour d’une croix de Saint-André et d’un lot de cordes : ont-ils déboulonné la statue d’un homme illustre ? Ou animent-ils de poussives olympiades culturelles pour secouer leurs pathétiques carcasses ?


Un paradoxe marque la réception de Romeo Castellucci : trop crypté, on le taxe d’hermétisme ; trop explicite, on le trouve vulgaire. Bérénice juxtapose ces registres et se risque même à la parodie. C’est, après tout, une collaboration entre deux artistes que le prestige autorise à tous les caprices artistiques, y compris celui de l’auto-caricature. Il en résulte ce cirque intoxiqué où s’entrechoquent grotesque et abstraction, sublime et mauvais goût. À l’ère du tout-narratif, de la limpidité thématique, des mises en spectacle de grands récits, ce type d’extravagance est voué à être écarté des grosses productions théâtrales – à tort ou à raison. Il faut désormais le poids d’une sainte trinité (Castellucci-Huppert-Racine) pour lui assurer l’accès à de grandes scènes, depuis lesquelles il déclenche encore d’heureux courts-circuits critiques et publics. Et c’est là un signe de bonne santé pour nos arts subventionnés : on se marre encore au théâtre.   

 

Bérénice de Roméo Castellucci, jusqu’au 28 mars au Théâtre de la Ville, Paris

⇢ du 7 au 10 novembre 2024 à deSingel, Anvers

⇢ du 10 au 12 janvier 2025 à la Comédie de Clermont Ferrand

⇢ du 15 au 17 mai 2025 au Théâtre National de Bretagne, Rennes

 

Lire aussi

    Chargement...