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Un îlot rocheux aux bords escarpés — digne de l’intimidante Île des morts dans la toile d’Arnold Bocklin. Un petit groupe de privilégiés y bronze en maillot de bain sur le sable fluorescent. Les patriciens de Rome attendent le retour de César. Ils sautent dans l’eau ou dans le vide – cela revient au même – vers le fond noir de la scène, sous les vrombissements de mouches et d’hélicoptères. Le Caligula de Jonathan Capdevielle s’ouvre sur son unique instant de repos. Et le repos, cet empereur qui se voulait artiste n’en trouve plus depuis qu’il s’est rendu compte que le monde n’est pas supportable et que lui est venue « une idée d’impossible ». Toujours plus fatigué de ne pas trouver ce qu’il cherche, sa quête frustrée plongera ses sujets dans la tyrannie.


On ne saurait tout à fait dire à quelle époque appartient ce paysage. La roche vieillit peu, elle n’a pas d’âge. Les pensées totalitaires non plus. Elles sont là, s’adaptent à tous les temps. Il s’agit peut-être d’un moment de bascule – comme aujourd’hui en Europe. Pensée par la plasticienne Nadia Lauro, la scénographie hiératique renforce cette idée. Son récif, moitié bunker moitié calanque, glisse d’un paradigme à l’autre au fil de la pièce. Quelques scènes se déroulent même en l’absence de comédiens. Les voix y flottent en hors-champ et seule la pierre s’accroche au regard tel un phénomène de persistance rétinienne. D’habitude rattachée aux plaisirs estivaux, l’étrange formation granitique prend pourtant des airs glauques qui ne la quitteront plus.


En Caligula, Jonathan Capdevielle joue à fond la carte de l’artiste pluridisciplinaire égocentrique. Quand il n’assassine pas son entourage, il chante, se déguise, conçoit performances et installations, organise des fêtes. Il est même sensible à la poésie. Il entretient une amitié contrariée avec Scipion, dont il a tué le père. Incapable de vengeance, le poète est paradoxalement un des seuls à comprendre Caligula. Dans un moment de grâce suspendue, les deux se décrivent l’un à l’autre un poème idéal qui aurait pour sujet la nature en s’accordant aux mêmes sensations. On sentirait presque, dans cette atmosphère pourtant funeste, les rafales de vent, les milliers de martinets qui nichent dans des oliviers rayés de lumière, et les nuages qui descendent le soir sur les collines de Rome. Charmés, on en viendrait presque à s’identifier au monstre familier, forcés d'admettre que quelque chose en nous lui ressemble aussi


© Marc Domage


La folie de Caligula hypnotise. Elle braque sur nous un faisceau fascisant dont on ne peut s’extraire. Dans le dernier acte, la pièce dégénère en DJ set-karaoké et c’est le projet totalitaire qui finit par nous gagner. Projeté et chanté en français ou en italien à la manière d’un vieux tube, on adhère instinctivement au texte en dodelinant de la tête, qu’importe son contenu. Que faire de la figure du créateur, nous demande cette nouvelle adaptation du texte d’Albert Camus ? La question est d’autant plus tranchante que l’auteur nobélisé, pilier d’un humanisme à la française, fait actuellement l’objet d’une réévaluation polémique dans les pages culture des quotidiens depuis la sortie d’un ouvrage le décriant (Oublier Camus d’Olivier Gloag, à la Fabrique). Dans son Caligula revu par Capdevielle, le créateur est un despote menteur et hypocrite qui crée faute de pouvoir jusqu’à se l’accaparer, prêt à tout pour imposer sa vision contre celle des autres.


En creux, une autre réflexion anime le spectacle. Les artistes peuvent-ils réellement se mettre au service de la révolte ? Leur sensibilité au monde ne les rendrait-elle pas incapables d’action, inoffensifs aux yeux du pouvoir en place ? Et même en complotant dans l’ombre, ne continuons-nous pas à consentir, à nous détacher du réel comme ce lointain récif ? Le mal est déjà fait lorsque Caligula tombe. Sa mort ne provoque aucun soulagement. En arrière-plan dans le ressac des vagues, ne subsiste plus que la tentation sourde de « retrouver ce grand vide où le cœur s’apaise ». 



Caligula de Jonathan Capdevielle, jusqu'au 9 octobre au T2G, Gennevilliers


⇢ du 17 au 19 octobre au Théâtre des 13 Vents, Montpellier

⇢ les 7 et 8 décembre au Maillon, Strasbourg

⇢ du 12 au 14 décembre au CDN Besançon

⇢ du 6 au 8 juin 2024 à l'Arsenic, Lausanne

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