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Sur le sentier en lisière de forêt qui mène à la première des sept pièces composant Paysages Partagés, l’impression d’entrer telle Mary Poppins dans une carte postale suisse est saisissante. Comme s’il fallait passer de l’autre côté du cliché pour débuter l’expérience. Ici, dans la campagne en hauteur de Lausanne, on le pressent déjà, ce que l’on nomme nature ne sera pas qu’un décor.


Pourquoi, alors, le choix de nommer « Paysages partagés » ce projet théâtral hors-norme ? Le paysage, n’est-ce pas cela : un joli décor ? Une nature qui a besoin de l’œil de l’homme pour exister, une nature déjà faite peinture ? N’est-ce pas précisément la représentation contre laquelle les pensées écologiques luttent, tentant de remettre l’homme à sa place, à savoir non pas dans un extérieur surplombant mais partie prenante du tissu de relations qui composent le vivant ? Connaissant l’engagement écologique au long cours du Théâtre Vidy-Lausanne – et ce à tous les niveaux : en termes de production, de réflexions théoriques et d’esthétiques –, cela étonne.


Il faudra attendre la troisième variation pour comprendre la justesse de ce choix. Posté en hauteur, comme un général face à un champ de bataille, à lire le texte écrit par Begüm Erciyas et Daniel Kötter, le paysage, au XXIe siècle, ne se lit plus horizontalement à la façon des romantiques soufflés par la beauté, mais verticalement, comme un jeu de pouvoir, de domination et de destruction. En sous-sol, la guerre des énergies fossiles qui au nom du profit autorise l’exploitation de la Terre et de ceux qui l’habitent. Dans l’espace, les nouvelles technologies militaires de surveillance qui asservissent et tuent. Bientôt muni d’un casque de réalité virtuelle, nous voilà aux commandes d’un drone, saisi d’une nausée aussi physiologique qu’existentielle. Suspendu dans les airs, on réalise : c’est justement parce qu’elle n’occulte jamais la présence de l’homme que la notion de paysage peut faire exister une dimension politique à cette aventure bucolique. Sans homme, il n’existe aucun responsable de la catastrophe en cours, ni issues, ni possibles.


© Léonard Rossi


Jeux de perspectives 

 

Sans occulter les bouleversements écosystémiques, Paysages partagés n’en fait jamais sa thématique principale. À mesure que l’on chemine d’un espace à l’autre, passant d’une pièce orchestrée par des artistes, à la contemplation de ce qui se joue sans concours humain, le regard circule, change de position, et pousse à l’introspection. Le paysage que l’on voulait d’emblée balayer s’offre dans sa diversité. Il se fait corporel et jeu de piste avec Sofia Dias et Vitor Roriz, ramenant un plaisir enfantin savoureux ; objet de tous les fantasmes et image de l’inconscient dans la pièce radiophonique de haute volée de Stefan Kaegi ; interrogation sur la marginalité et le soin avec Chiara Bersani et Marco d’Agostin ; territoire vivant où s’écrivent les mémoires – des espèces disparues comme des savoirs paysans oubliés – avec Emilie Rousset ; espace du surgissement et de l’inattendu dans les pièces musicales d’Ari Benjamin Meyers ; ou pure Némésis vengeresse dans les mots projetés d’El Conde de Torrefiel. C’est peut-être cette richesse qui compose la plus importante des Zones à Défendre. « Puisque c’est la peinture de paysage, parmi d’autres pratiques artistiques, qui a conjointement façonné notre rapport à la nature et notre affection à son égard, alors pourquoi ne pas mobiliser ce même genre pictural pour réinventer notre relation au vivant – en convoquant et détournant ses puissances esthétiques, affectives et sémantiques propres ? », s’interroge l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual dans un article publié dans la revue Billebaude. Préférant l’expérience à la contemplation, les théâtres de ces Paysages partagés, ont, dans cette perspective, bien des armes à offrir.

 

> Paysages partagés de Caroline Barneaud & Stefan Kaegi, jusqu’au 18 juin au Théâtre Vidy-Lausane (Châtelet à Godet) ; du 7 au 16 juillet au Festival d’Avignon

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