CHARGEMENT...

spinner

Christian Rizzo s’est faufilé dans la danse sur le tard, et par hasard. Sa plus grande école, c’est d’abord la musique punk, la mode britannique et les clubs. À 57 ans, le chorégraphe en garde un goût pour l’artifice et l’obscurité, ainsi qu’une danse qui hésite entre la frénésie saccadée de Ian Curtis et l’ondulation disco. Miramar, sa dernière création, n’échappe pas à la tentation de la nuit. Sur le rivage paisible du lac d’Annecy, le chorégraphe nous livre le secret de sa longévité : toujours quitter le club avant que les lumières ne se rallument.

Un entretien extrait du Mouvement N°113


Métallique, angulaire, robuste, répandu dans les administrations depuis les années 1970. On passerait tous les jours devant ce modèle de chaises sans l’apercevoir. Pas Christian Rizzo : c’est la première chose qui accroche son regard alors qu’il entre dans la pièce. Plus loin dans la conversation, ce sera ce léger cliquetis de la ventilation qui accaparera son oreille... Hors-champ, ombres, fantômes, horizon : le chorégraphe français, auteur d’une quarantaine de pièces, a fait de son regard et de cette attention à l’invisible le moteur de son travail. Nous sommes à Bonlieu, le théâtre d’Annecy où il vient de présenter sa dernière création, Miramar. Dans une ambiance plus proche de la marée noire que de la baignade estivale, un ciel de néons scanne onze danseurs dans un mouvement similaire à celui d’une photocopieuse. Les corps s’agitent ou traînent, happés par un gouffre de sons lancinants. Comme le bourdonnement d’une lointaine boîte de nuit.



Votre dernière pièce s’intitule Miramar. Ce nom a aussi été donné à des dizaines d’hôtels et de plages, à un roman et à un film... Dans quel Miramar vous projetez-vous ?


« Miramar » est un mot qui sonne comme une promesse pour moi. Je suis un amoureux de Biarritz l’hiver. Quand il n’y a presque personne, j’aime me poser sur une plage qui porte ce nom. En mars 2020, j’y suis allé pour écrire les bases de ma prochaine création. Je regardais les gens scruter la mer le plus loin possible, essayer de lire derrière la ligne d’horizon. Je les voyais dans cet état somnolent, en suspension, en projection. Et puis bam : confinement, tout le monde chez soi... Beaucoup de barres d’immeubles portent également le nom de Miramar, mais leur point de vue est orienté sur le périphérique et les axes routiers. C’est drôle, cette promesse qui n’est jamais tenue.



Chez ces promeneurs solitaires, vous avez vu un potentiel chorégraphique ?


J’ai vu du mouvement et l’enjeu d’un projet chorégraphique. Je ne regardais pas seulement les gens. Je regardais l’horizon – c’est-à-dire le point focal le plus distant –, le flux de la mer et de ceux qui regardent. Pour moi, il s’agissait d’un seul et même mouvement. Comment, par le corps, pourrions-nous être constamment ces trois choses-là ? J’ai eu envie de faire un projet où les spectateurs et les danseurs regardent tous dans la même direction. Ce qui est rare : d’habitude, un spectacle est plutôt une sorte de face-à-face.



À quoi ressemblait votre enfance à Cannes ?


Je viens d’un milieu très modeste. On vivait dans des HLM derrière Cannes, mais j’ai toujours pensé que la maison de ma grand-mère était un château. J’étais un prince solitaire dans ce château qui n’existait pas. Je passais mes journées à trifouiller dans la cuisine, dans l’atelier de bricolage ou dans celui de couture. Je trouvais incroyables les tissus, ces matières très molles qui s’assemblent et deviennent une forme sur les corps. Je faisais beaucoup de dessins, je réclamais beaucoup de bouquins. C’était une enfance comme dans les sixties : un gamin dans un petit jardin chez sa grand-mère. Mes parents sont nés au Maroc, mais ne sont pas marocains. Mon père est français d’origine italienne, ma mère d’origine espagnole. Nous avons quitté ce pays quand j’avais 7 ans, mais j’ai développé un grand imaginaire de l’étranger. Un sentiment que je continue à garder comme une puissance.



Vos parents travaillaient dans le bâtiment, n’est-ce pas ?


Mon père était carreleur et ma mère était secrétaire d’une entreprise de BTP. J’aimais beaucoup aller sur les chantiers, voir les différentes strates de métiers qui se superposent jusqu’à la construction d’un objet. J’aime ce croisement de techniques et de pratiques... Ce sont les pratiques collectives qui m’ont plu lorsque j’ai commencé à écrire, agencer, composer quelque chose. Être entouré, être déplacé par le dialogue, m’intéresse. Après la création, je laisse une forme habitée par les danseurs. Je le conscientise aujourd’hui : j’essaie de disparaître dans l’écriture.



La découverte du punk pendant votre adolescence semble avoir été déterminante dans votre cheminement artistique.


En 1978, nous habitions à Toulouse. J’avais 13 ans, et je suis parti en voyage scolaire en Angleterre. J’ai eu la chance de tomber dans une famille, à Londres, où le grand frère était punk. Ma vie a basculé. Je me suis retrouvé au concert de Siouxsie and the Banshees avec des mecs qui avaient des crêtes et des T-shirts déchirés. J’avais l’impression d’avoir atterri sur Mars. Toutes ces créatures étranges, c’était presque un dessin animé. J’ai acheté un T-shirt « Never Mind The Bollocks » à mon petit frère de 6 ans, je me suis coupé les cheveux n’importe comment dans le bus du retour, j’ai fait des trous dans mes vêtements... Et je suis rentré dans ma campagne près de Toulouse. Mais une pulsion m’avait modifié, j’avais trouvé une énergie pas possible. Une brèche s’est ouverte. J’ai senti que le monde était vaste, qu’il y avait potentiellement d’autres créatures dans d’autres villes.



Le retour à la « vie normale » n’a pas été trop dur ?


Au contraire, je me suis aperçu qu’il y avait d’autres personnes comme moi. On a commencé à s’échanger des disques des Clash et une communauté s’est formée. Au lycée, on a monté un groupe dans une cave. Je travaillais aussi à Radio FMR, la première radio libre punk à l’époque. La musique était importante pour moi, mais c’était tout cet environnement qui me fascinait. Au début des années 1980, c’était le retour de la peinture en France avec la figuration libre, le début de la mode, et la nuit prenait un autre tournant. Tout ça n’était qu’une seule et même chose : les pratiques n’étaient pas déterminées. On se disait : « Tiens, je fais un défilé, tu ne veux pas faire la musique ? » Il y avait une énergie multimédia, tout le monde avait envie d’écrire de la poésie !



C’est à cette période que vous avez commencé à faire de la fringue ?


Oui. Pendant les années 1980, les gens dans la rue portaient encore des pattes d’eph marron avec des cols roulés rouille. Moi, je me sentais proche de la styliste Katharine Hamnett, de la marque Bodymap et des débuts de John Galliano : cette idée d’inscrire dans le quotidien des figures qui portent des signes d’exception. Les fringues que je créais étaient un mélange des années 1950 et d’influence du Japon. Avec une dimension futuriste, ce qui était la tendance pour tous les branchés qui lisaient i-D magazine, The Face et Melody Maker !



Vous êtes allés loin dans ce projet de mode ?


J’ai fait partie du programme « Coup de talent dans l’Hexagone » porté par Jack Lang pour réveiller la jeune création, en 1985. C’est comme avec la musique : au moment où il aurait pu se passer quelque chose – un stage chez un couturier par exemple – j’ai laissé tomber. Mais j’ai quand même réussi à intégrer une école d’art, la Villa Arson, en présentant des fringues au concours, en plein boom de la peinture ! La fête et la sape étaient à mes yeux une forme de pratique artistique. Puis j’ai compris que la mode était avant tout une industrie. Derrière n’importe quelle mode, c’est le marketing qui s’impose : « Dans trois ans ça sera jaune, si tu fais du vert ça ne vendra pas ! » En école d’art, j’ai commencé à faire des installations textiles qui se portaient. Je pensais que la mode avait disparu en libérant le corps, et qu’il fallait à nouveau le contraindre pour lui donner une forme qui n’était pas la sienne. Alors j’ai créé des vêtements avec une manche cousue, par exemple. On ne pouvait se servir que d’un bras ! Avec les copains, on organisait des défilés performances : arrivés en gare, tout le monde descendait d’un train sapé avec ces chemises, en claudiquant. On projetait des films Super 8 : il fallait à tout prix reproduire la célèbre Factory d’Andy Warhol. Je me suis construit avec ce modèle imaginaire, et avec ceux de l’Allemagne pendant l’entre-deux-guerres ou du Tanger des années 1950...





Ces imaginaires ne sont-ils pas un peu trop fantasmés ? Pensez-vous que c’était vraiment excitant de se droguer à Berlin ou à Tanger dans les années 1950 ?


Peut-être pas, mais je trouve dans ces récits une puissance évocatrice. Est-ce que c’était vraiment excitant de vivre à Tangerentre blancs, tous junkies et à moitié pédophiles ? Dit comme ça, non. Du côté de Berlin, c’est aussi la période où une architecture néo-Bauhaus pousse. Aujourd’hui, quand je regarde par la fenêtre les immeubles qui se construisent, ça ne me fait pas bander... Entre ce monde-là et des junkies qui s’attaquent à la poésie dans une ville improbable, pourquoi pas ! Les livres d’Erika Mann et de son frère Klaus Mann – les enfants de Thomas Mann – décrivent très bien l’époque du cabaret berlinois, avant qu’ils ne partent en exil aux États-Unis. Dans La Danse pieuse, Klaus Mann décrit une scène de danse, qui pourrait être une performance d’aujourd’hui : la danseuse est peinte en doré, tout le monde se prend les lumières dans la gueule. Je ne sais même pas si cette scène a réellement existé, c’est un roman... Mais cette époque produit des récits suffisants pour avoir des visions.



Vous regardez dans le rétroviseur, mais vous n’avez pas l’air nostalgique. À vos yeux, où se trouve aujourd’hui cette attitude punk qui a été votre déclencheur créatif ?


J’ai cru que ça pourrait venir du Web : au début du hacking, des gens qui avaient un pied dans la musique et l’autre dans la programmation... C’est certain que cette forme d’insolence punk se poursuit quelque part. Mais il y a un tel cynisme aujourd’hui : les pratiques radicales sont observées, s’institutionnalisent très vite, et sont reconnues par un marché qui en a besoin. En revanche, je sais où trouver ma propre énergie : à Hong Kong où création et tradition cohabitent sans que ce soit réac, dans ma maison de campagne dans les Pyrénées, lorsque le berger d’à côté me raconte comment les oiseaux communiquent... Quand je suis avec des gens qui sont en lien avec quelque chose d’improbable. Je me sens plus en connexion avec l’invisible qu’avec le réel, qui ne me convainc pas. Je suis sûr qu’il y a des gens qui marchent le long du lac d’Annecy, les mains dans le dos, et qu’il se passe des choses incroyables dans leurs têtes. C’est peut-être là que ça se joue !



Vous avez créé une pièce intitulée Syndrome Ian, en référence à Ian Curtis, chanteur de Joy Division. Que représentait ce groupe pour vous ?


Joy Division, c’est une forme de poésie issue d’un réel hyper dark, incarnée par un ange. Les groupes de la région de Manchester avaient cette vision particulière : la crise absolument dingue qu’ils traversaient ne pouvait obtenir ses lettres poétiques qu’à travers la musique. J’aimais ces groupes car ils n’étaient pas noirs, mais gris.



« L’insolence punk se poursuit sûrement quelque part. Mais il y a un tel cynisme aujourd’hui : les pratiques radicales sont observées, s’institutionnalisent très vite, et sont reconnues par le marché qui en a besoin. »



Le titre de la pièce peut se lire de deux façons. On pense aux crises d’épilepsie du chanteur comme forme chorégraphique – Ian Curtis jouait d’ailleurs à brouiller la frontière entre les crises simulées et les crises réelles. Mais aussi à l’idée du post-punk comme un virus qui se répandait contre l’Angleterre de Thatcher.


L’idée de cette pièce m’est venue dans le métro à Paris, quand j’ai croisé des gamins habillés tout en noir. Je me suis dit : « C’est dingue, ils ont chopé le syndrome Ian Curtis ! » Trente ans plus tard, le virus traîne encore. Les crises épileptiques de Ian Curtis ont inauguré une danse reprise par tout le monde : au début des années 1980, les gens dansaient avec les bras, sans bouger les pieds. Sa danse a fini par devenir virale, c’est devenu une image. Dans les clubs, on hésitait encore entre l’arrivée du punk et la puissance disco. Il y avait deux états de corps qui cohabitaient. Cette danse machinique d’un côté et celle qui mettait tout dans le bassin de l’autre ! Choisir son camp revenait à rejoindre un gang. Si ma danse est à la fois organique et articulaire aujourd’hui, c’est sûrement que je n’ai pas voulu faire ce choix !



Les clubs ont-ils été importants pour vous ?


En 1985, après la Villa Arson, je suis allé à Paris. Deux jouraprès mon arrivée, j’étais au Palace ! C’était de nouveau la planète Mars. Il y avait ce truc à la Oscar Wilde : choisis ton masque et tu apparaîtras tel que tu veux être. Entre 20 et 45 ans, je suis sorti avec une rigueur quasi professionnelle. J’ai vécu cette queue de comète post-punk et new wave. Et puis l’arrivée de la house : les soirées Pyramide, les premières grandes soirées au Rex. Je me suis dit : « Putain, punk is back ». Pour moi, cette fête s’est arrêtée au Pulp à la mort de DJ Sextoy en 2002.



Comment êtes-vous entré dans le milieu de la danse ?


C’est un peu lié au hasard. J’accompagnais un copain à une audition pour lui faire honte, parce qu’il m’avait énervé. Alors j’ai fait le guignol, mais j’ai été engagé par Jean-Michel Ribes comme figurant pour un spectacle qui célébrait l’Europe en train de se construire... Comme je le faisais rire, il m’a sorti des figurants pour me proposer des petits rôles. Mathilde Monnier et Josette Baïz s’occupaient des parties chorégraphiées du spectacle. Mathilde m’a ensuite proposé de travailler avec elle sur une pièce en Espagne, pensant que j’étais espagnol, donc je n’ai pas fait la pièce. Quand elle m’a rappelé par la suite, j’étais homme de ménage à la Samaritaine. Elle m’a demandé si j’avais du travail. J’ai répondu : « Bien sûr que j’ai du travail ! »



Vous avez fait toutes sortes de boulots, donc ?


J’ai été journaliste des pages télé pour un magazine, j’ai travaillé aux impôts, dans des boîtes de production, j’ai vendu des encyclopédies par téléphone et du foie gras à Noël : je m’en foutais, je travaillais pour sortir. À cette époque, dans le milieu de la nuit, je pouvais trouver un boulot pour la semaine suivante au détour d’une discussion. Tout ça a changé quand j’ai commencé à danser, à 26 ans. Je n’ai plus jamais arrêté ! Ma plus grande école, ça a été le clubbing. Quand tu sors régulièrement, il faut envoyer ! À cette époque, avec l’arrivée du sida, la fête a changé : on sortait pour danser et non plus pour draguer.



Vous n’avez pas fini par vous lasser du milieu de la nuit ?


Ce qui me tenait, c’était le son, et des amitiés indéfectibles. L’enjeu était de pousser la nuit le plus loin possible pour retarder l’arrivée du jour. Mais la nuit aussi était terrible : des gens étaient perdus par le sida ou dans la défonce. Cette double nuit a laissé du monde sur le carreau. Certains ne s’en sont pas remis... Moi, j’ai un super instinct de survie : il faut toujours partir avant que les lumières du club ne se rallument.



Qu’avez-vous emprunté à la nuit dans vos pièces ?


La puissance de l’artifice. Le costume et la lumière. Ma pièce 100 % polyester vient d’un costume créé pour une personne qui n’a jamais voulu le mettre. Je me suis dit : « OK, il faut que les deux robes dansent toutes seules » et j’ai installé des ventilateurs pour créer du mouvement. Il n’y a personne sur scène, ça n’est que de l’artifice. À cette période, la danse se faisait sans lumière, sans costume, et tout le monde à poil ! Nous sommes arrivés avec une danse mécanique, artificielle, technique. Cathy Olive s’occupait de la lumière de 100 % polyester et on fête cette année nos 23 ans de collaboration ! Nous cherchons quelque chose de commun, en lien avec la vibration, l’instabilité, la perspective. La lumière est centrale parce qu’elle fait partie du regard. C’est avec la lumière que des choses se révèlent, prennent du volume ou se font écraser, que les perspectives se dessinent et que les récits changent. C’est grâce à la lumière que l’on produit de l’ombre, ce qui m’intéresse encore plus.



Quel manque vouliez-vous combler en devenant à votre tour chorégraphe ?


Je venais des arts plastiques, des vêtements et du rock. En travaillant avec certains chorégraphes à mes débuts, je me suis aperçu qu’on me demandait de produire du mouvement. Mais je ne comprenais pas pourquoi on « bougeait ». Je ne comprenais pas pourquoi ces chorégraphes regardaient les mouvements sans considérer l’espace : ce n’était même pas inscrit dans leur regard. Seule la forme du corps comptait, ce qui à mes yeux n’était pas envisageable. Quand je danse, l’espace que je choisis me guide.


« Mon regard n'est jamais posé une fois pour toutes. J'essaie de comprendre pourquoi, à un moment donné, une chose se retourne vers moi et devient regardable, alors que je l'avais déjà sous les yeux. »


Cette indifférence à l’espace était générale dans tout le milieu chorégraphique ?


Dans les années 1990, la chorégraphie était majoritairement de venue une succession de trouvailles de mouvements. Je ne voyais plus ces petits récits, ces petits numéros de danse. Si quelqu’un danse dans le vide ou autour d’un arbre, ça n’est pas la même chose... Mais surtout, l’arbre était devenu un décor. Le corps ne générait pas d’espace. Je ne comprenais pas cette notion de composition, alors je suis parti faire mes propres trucs. Dans un premier temps : on ne bouge plus ! Pour ma première pièce, j’ai appelé mes copains qui faisaient de la musique punk, j’ai trouvé un espace vide, et j’y ai mis des gens qui restaient en position assise, debout ou couché. Moi, j’étais costumé avec une chaise sur la tête, je prenais des directions et m’allongeais sur scène, je dé plaçais des lampes portables... Tout le monde s’est demandé ce que c’était que ce bordel ! On était en pleine danse belge, tout le monde était à fond et se jetait partout... On a dit de ma première pièce que c’était un « suicide chorégraphique » (rires).



Comment avez-vous réagi à ce rejet du milieu de la danse ?


J’ai décidé de quitter la France pour le Portugal. Quelque chose était en train d’apparaître là-bas, où la danse n’était pas encore institutionnalisée. J’ai beaucoup dansé avec Vera Mantero, je faisais une partie de ses costumes et les bandes-son. À Lisbonne, la nuit continuait. Je suis passé d’un petit salaire de danseur français à un petit salaire de danseur portugais ! Comme je faisais très jeune, je me suis fait de fausses cartes d’étudiant pour payer moins cher mes allers-retours à Paris. J’habitais dans un bureau que je quittais le matin avant que les gens n’arrivent pour travailler. On me sollicitait beaucoup en tant que danseur à Paris, mais j’étais certain d’avoir fait le bon choix en allant vivre au Portugal. J’y suis resté de 1995 à 2000. J’avais un peu trouvé mon Tanger ! Je me sentais plus appartenir à un grand panel d’improvisateurs, plutôt d’une lignée américaine à côté de laquelle la France était passée. Exception faite de Mark Tompkins, l’Américain qui y a ramené le « Contact Improvisation ». Mais en France, il y avait ce truc un peu mou. La danse qui se produisait ne m’intéressait pas, je n’arrivais pas à trouver ma place.



Comment voyez-vous le milieu de la danse française aujourd’hui ?


Il y a des artistes qui jaillissent, d’autres qui ne me font rien. Quand je vois Marlene Monteiro Freitas, je me roule par terre. Je crie depuis des années que c’est un génie. Je suis hyper heureux qu’elle arrive pour nous mettre une grosse claque. Il y a aussi des gens comme François Chaignaud ou bien Pierre Pontvianne, qui s’accrochent à l’écriture... J’aime les gens qui travaillent. J’aime les gens de matière, les gens d’atelier, les gens qui creusent, qui se posent la question de ce que peut devenir un langage. Je suis fatigué de ceux qui traitent des sujets tellement importants qu’ils ratissent tout, y compris le travail sur la forme.



Vous avez l’impression que la danse se scinde en deux ?


C’est comme s’il y avait d’un côté un courant de retour à la danse presque académique. Et de l’autre, son pendant ultra-performatif où la question de la composition du mouvement ne se pose pas. Quelque chose s’écarte... Il y a une « balletisation » très liée au hip-hop – qui est devenu une forme de ballet classique actuel – et qui a posé des règles, un grand retour à l’unisson. Si j’exagère, c’est comme s’il y avait deux clans qui s’observaient : d’un côté le sujet, de l’autre la forme. Marlene Monteiro Freitas est au milieu.



La danse est toujours pour vous une question de regard. Comment évolue-t-il au fil de vos créations ?


Mon regard n’est jamais posé une fois pour toutes. Il scrute. J’essaie de comprendre pourquoi, à un moment donné, une chose se retourne vers moi et devient regardable, alors que je l’avais déjà sous les yeux. Ou alors pourquoi je fais tout pour éviter de voir ce que j’ai sous les yeux. Ce que je montre sur scène, c’est ma façon d’observer. C’est un laboratoire. On arrache quelques personnes à la communauté, on neutralise l’environnement, et on expérimente le regard. Mes pièces sont des hypothèses d’observation. Ça m’aide à me fabriquer des lentilles, à me dire que j’ai potentiellement plusieurs lentilles pour observer le monde environnant.



À quoi vous servent ces lentilles ?


À me situer. À être certain que je ne suis pas là par habitude ou par contrainte. Je me sens très libre. Libre de me balader parmi les gens, comme de rester enfermé pendant trois semaines. Je me nourris de cette activation-là pour être en paix. Je n’ai pas d’ambition prédéterminée, de plan de carrière ou de modèle à atteindre. J’ai juste envie de me dire que je suis à la bonne place, à faire quelque chose ou à ne rien faire. Sentir que chaque jour, je construis quelque chose que je peux observer. Ça peut être cuisiner une pastilla de pigeon. Quand rien n’apparaît dans le travail, je cuisine : c’est très concret, c’est partageable, ça fabrique de la mémoire. Et surtout, ça disparaît.



Propos recueillis par Jean-Roch de Logivière & Léa Poiré 


Lire aussi

    Chargement...