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Grand Prix, Prix de la Distribution et mention Prix Jeune au festival de Brive, Palma a, semble-t-il, fait l’unanimité et continue de récolter une moisson de prix, d’un festival à l’autre. Sa réalisatrice, Alexe Poutine, est aussi la comédienne principale du film, inspiré d’un épisode de sa propre vie. Partie en week-end à Palma de Majorque avec sa fille (Lua Michel, bluffante), sans un rond en poche, une femme récemment séparée de son compagnon se retrouve piégée entre la nécessité de sauver les meubles devant sa fille et le sentiment de détresse, l’usure et la capitulation. Tout part à vau-l’eau, les bords de mer sont moches, la tension mère-fille est à son comble et le paradis de carte postale se transforme peu à peu en calvaire. « La vie, ça change tout le temps », tente de la rassurer un bienveillant SDF dont elle croise le chemin le long de la plage et de ses rangées d’hôtels sinistres. De ce délicat et cruel portrait de femme portant littéralement la charge de sa gamine, au croisement entre Wanda et Keane, on ressort autant essoré que bouleversé.

 

 

 

 

Trouble dans le genre

Tourné en 16 mm, Nuits sans Sommeil (Prix de la Presse à Côté Court, également sélectionné à Brive) parvient à l’adéquation presque parfaite de la forme et du récit à travers le portrait d’une famille dysfonctionnelle dans une maison sans âge, au cœur d’une montagne digne d’un conte de Grimm. Un petit garçon androgyne qui porte robes et talons, un père et une mère qui s’exhibent sans scrupule, une sœur indifférente qui vit ses premiers émois avec un garçon… Dans ce prosaïsme rural où tout doit être nommé et normé, chacun s’épie et le malaise s’installe insidieusement. Un loup rôde dans la vallée et égorge les moutons, métaphore un brin appuyée de la libido masculine. Mis en scène avec une sécheresse minimaliste et presque hypnotique, à commencer par une scène d’ouverture sidérante où l’enfant fait face à une pédopsychiatre, ce troisième court-métrage de Jérémy Van der Haegen est l’une des révélations de cette sélection.

 

 

La question du genre est aussi au centre de Dustin de Naïla Guiguet (Grand Prix André S. Labarthe de Côté Court), qui suit les pérégrinations nocturnes d’une bande d’ami.e.s menée par une charismatique femme transgenre. Techno, défonce, after, dealer, embrouille, descente, spleen : le film déroule son itinéraire programmatique sans jamais dévier de sa trajectoire. Ce court-métrage est un peu la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf, alors qu’il n’est guère plus qu’un petit objet tendance planqué derrière des effets d’apparat (l’excellente chef opératrice Claire Mathon est à l’image). Alors, certes, on ne demande pas mieux que de voir davantage de transgenres au cinéma, mais ne pourrait-on pas leur prêter des rôles plus complexes et les extraire de situations aussi convenues ? Il aurait sans doute été moins prévisible d’appréhender ce qui se joue en dehors de ce cadre festif – le film d’after étant presque devenu un genre en soi – pour toucher à l’intimité profonde du personnage, montré trop en surface.

 

 

 

 

Charge politique

Une affiche publicitaire vantant « Le progrès en marche », où des mains enserrent la Terre, est peu à peu consumée par les flammes. Dès ses prémices, le film d’Anton Bialas (dont Derrière nos yeux nous avait déjà bien secoué) se positionne en manifeste poétique et politique. Campant sur des idéaux de révolutionnaires désabusés (une phrase tirée du Bréviaire du Chaos d’Albert Caraco, gravée à même le mur comme un slogan, en résume bien l’anti-programme), le Groupe Merle Noir est une communauté de cinq hommes et femmes réunis dans une vaste maison délabrée en rase campagne. Groupuscule anarcho-romantique ? Activistes gauchistes ? Terroristes néo-situ ? On ne saura rien d’eux, seule leur présence mutique, leurs gestes quotidiens et leurs visages habités, saisis comme des tableaux de la Renaissance, parlent en leur nom. Monté au cordeau par Vincent Tricon, Groupe Merle Noir captive par son hiératisme Bressonien, dans le sillage de Pedro Costa ou de Šarūnas Bartas, puisant dans la croyance inébranlable en la puissance poétique de l’image. La profondeur des plans en clair-obscur, le clavecin de Bach et la voix déchirante de Jeanne Moreau chantant Absences Répétées, hommage au film homonyme de Guy Gilles, achèvent de nous plonger dans la mélancolie. Le nihilisme de façade laisse présager un monde d’après, où les humains, aussi erratiques que des dindes élevées en batterie, laisseraient enfin la planète en paix.

 

 Groupe Merle Noir d'Anton Bialas

Tout aussi mutique, Khavaj, le personnage principal de Silent Voice (Prix du Jury à Brive) n’a néanmoins rien de fictionnel. Contraint de fuir la Tchétchénie en raison de son homosexualité, menacé de mort par son propre frère, il se retrouve condamné à endosser une nouvelle identité et à s’exiler à Bruxelles où il est pris en charge par une association. Rendu aphone par le trauma qu’il vient d’endurer, il n’est plus qu’un corps muet et anonyme, masse de muscles et d’os craquants dont la gorge n’émet plus que des onomatopées monosyllabiques. D’une solitude abyssale, sa vie en transit est ponctuée des messages vocaux de sa mère, seul lien qu’il garde avec la Tchétchénie. Champion de MMA (Mixed Martial Arts) dans son pays natal, il se voit par ailleurs condamné à abandonner la pratique de son sport car tous les clubs de MMA en Europe sont noyautés par la diaspora de Kadyrov. Pendant les cinquante minutes de ce documentaire réalisé sous couvert d’anonymat (Reka Valerik est un pseudonyme), on endure au plus près du corps la rééducation consécutive à cet exil forcé, avec une image sous-exposée qui n’est pas sans rappeler l’esthétique de Philippe Grandrieux. Le combat de Khavaj, dont le visage n’est jamais dévoilé, est double : retrouver la voix pour pouvoir obtenir le statut de réfugié, et devenir quelqu’un d’autre en laissant derrière lui son passé. Banni de son pays et aliéné dans son propre corps, Khavaj porte en lui une rage silencieuse, conférant à ce documentaire une charge politique et cinématographique d’une très grande puissance.

 

 

Silent Vice de Reka Valerik 

 

 

Portant là encore sur la difficulté – quand ce n’est pas l’impossibilité – d’assumer son homosexualité dans les pays sous la coupe d'islamistes, Un mal sous son bras, de l’artiste et cinéaste libanaise Marie Ward (Prix Est Ensemble à Côté Court), retrace une géopolitique de la queer culture à travers une forme hybride brillamment maîtrisée, alternant found footage trouvé sur YouTube, mise en scène à l’érotisme crépusculaire et fable poétique narrée en voix off. Complexe réécriture d’un récit à la fois communautaire, architectural et postcolonial, ancré dans l’histoire de la civilisation arabe et de ses contes, le film s’aventure dans des bois nocturnes aux abords d’un stade, où les signes et attributs de la virilité cisgenre (corps athlétiques, autoritaires, hirsutes) forment l’essence même du désir homosexuel, officiellement refoulé.

 

Un mal sous son bras de Marie Ward

 

Parenthèse enchantée

Dans Delenda Carthago, ambitieux moyen-métrage de Guillaume Orignac, le réalisme fantastique n’est pas un alibi pour verser avec complaisance dans une esthétique fétichiste, mais plutôt un moyen de décadenasser la mise en scène, de la libérer de tout rationalisme. Ici la pandémie n’est pas un simple décorum pour accoucher d’un énième film de confinement selon une partition attendue, mais une véritable opportunité pour narrer un méta-récit façon matriochka, très habilement construit : trois personnages paumés, une rupture, la tirade d’un SDF et un sac se baladant de main en main en guise de fil conducteur. On pense parfois au Carax de Holy Motors (les mannequins remplaçant les voitures) qui aurait infusé dans Cortazar ou Borgès, sur un ton de comédie inattendu. Sans qu’on puisse véritablement identifier dans quel registre il se situe, le film retombe miraculeusement sur ses pattes. Mention spéciale au tandem Allison Chassagne-Hugues Perrot (vu aussi dans l’excellent Les Mauvaises Habitudes, co-réalisé avec Laura Thuillier), impeccables dans leur ahurissement face à la déconfiture ambiante.

Rejouant le cinéma de la Nouvelle Vague à l’aune d’une génération de trentenaires, People est le second film de l’artiste plasticienne Mélanie Matranga. Dans un noir et blanc léché, le film saisit des saynètes du quotidien incarnées par son entourage d’artistes bohêmes, couchant allégrement les un.e.s avec les autres. Celui-ci s’attache surtout à mettre en valeur le désir, la tendresse et l’amour qui se dégagent de leurs étreintes et couvent dans chacun de leurs gestes. L’affirmation gender fluid des rapports humains y prend une tournure émancipatrice, malgré les difficultés de communication dans le couple. Autre parenthèse enchantée dans la section art vidéo de Côté Court, la sublime chorégraphie en plan-séquence de Birds, de John Degois, dotée d’une musique en apesanteur de Yehezkel Raz (Prix SACEM de la meilleure création musicale à Côté Court), donnait des ailes à la sélection. Ce fugitif moment de grâce suffisait, l’espace d’un instant, à réenchanter un monde plongé dans la noirceur.

 

> Côté court a eu lieu du 15 au 23 juin au Ciné 104, Pantin ; le Festival du cinéma de Brive a eu lieu du 28 juin au 3 juillet à Brive-la-Gaillarde

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