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Les disparitions n'ont pas la même texture au fil des époques. Dans les premières années de l'épidémie de sida, on ressentit la mort des Bagouet ou Yano à la façon de soleils qui s'éteignaient. Après quoi, dans la durée, on apprendrait à cultiver l'inépuisable nuancier de leurs ombres portées. La disparition, samedi 21 décembre 2013 au matin, d'Alain Buffard, 53 ans, résonne d'une autre manière. On y perçoit un sombre affaissement, un tassement des lignes qui soutiennent l'époque, que cet artiste avait tressées déjà si nombreuses au fil de son parcours.

Lequel semble un livre-témoin d'engagements essentiels de la danse en France depuis plus de trois décennies, jusque dans des défis parmi les plus actuels.

Dès 1978, quand il n'est pas en boîte de nuit, Buffard figure parmi les tout premiers étudiants du Centre national de danse contemporaine d'Angers, juste créé. Et il sera bien le seul à y suivre successivement les enseignements alors perçus comme inconciliables, d'Alwin Nikolais d'abord, de Viola Farber ensuite (celui-ci découlant directement de Merce Cunningham).

La porte lui est alors ouverte, pour être l'interprète caracolant aux avant-postes de la décennie prodigieuse de la Nouvelle danse française, aux côtés des Brigitte Farges, Daniel Larrieu, Régine Chopinot et Philippe Decouflé. Or Alain Buffard ne sera pas aux côtés de ce dernier quand il orchestre le rendez-vous ultime que se donne cette génération à son apogée : la cérémonie d'ouverture des J.O. d'Albertville (1992).

Alain Buffard s'est alors retiré des scènes : « ça stagnait, ça faisait du surplace » explique-t-il plus tard, et les grands formats de l'allant triomphant perdent sens à un moment où « l'annonce de la séropositivité signifiait un arrêt de mort à l'horizon de quelques mois ». Première manifestation d'indisciplinarité : Buffard écrit des critiques en arts visuels, se met au service de la galerie d'Anne de Villepoix. Il y rencontre les performeurs Vito Acconci, Chris Burden.

C'est le moment de toutes les remises en cause, qui s'aiguisent en 1996, avec les rencontres des chorégraphes Anna Halprin, Yvonne Rainer, plus généralement les continuateurs du Judson new-yorkais, porteurs de « toutes les vraies questions que les Français ne se posaient pas » sur les fondamentaux du sens politique d'un geste, et la dé-construction des attendus de la représentation spectaculaire.

Après cette longue interruption, Alain Buffard remonte sur scène en 1998, cette fois-ci en solo, pour sa performance Good Boy à la Ménagerie de Verre. Perché sur des talons aiguilles brinquebalants, faits de tubes de médicaments anti-rétroviraux, il faut en revenir à l'enjeu de comment tenir debout ; voir « le corps comme un réservoir de mondes, – des espaces, des modes d'existence, des flux, des mutations, des transformations ».

Buffard n'a plus quitté la scène depuis lors, au prix d'un changement de paradigme, qui le voit « aborder la question du danseur, cette transformation de soi, métaphorique ou sensorielle, ou organique, quelque chose en tout cas qui excède le mouvement, la composition ». S'engage plus d'une nouvelle décennie extraordinairement féconde, nourrie aux philosophies de Foucault et Deleuze, explorant les marginalités et l'underground alternatif, cultivant le mordant du camp comme les exigences conceptuelles des théories du genre (Dispositif 3.1). Une formidable sophistication corporelle empreint les visions nocturnes des Inconsolés (2005), un sidérant pari scénographique scinde le plateau de Wall Dancin / Wall Fucking généreusement offert à une Régine Chopinot nouvellement intraitable. La réalisation-performance cinématographique (My Lunch With Anna), le commissariat d'exposition (Campy, Vampy, Tacky)la visitation de la comédie musicale ((Not) a Love Song), peuplent cette période insatiable, dont on ne sait quel aveuglement a pu la faire ranger dans une étroite catégorisation négative de « non » danse.

Par un geste unique dans les annales chorégraphiques, jamais le solo Good Boy ne s'estompa tout au long de ces années. Mais, fondateur, il ne resta jamais le même. Buffard décela vite le péril que la performance se confonde avec un nouveau théâtre de l'autobiographie documentaire. Dès 2002, Good Boy se complique dans une forme pour quatre interprètes (Good For), et en 2003 pour 20 interprètes représentatifs des anciennes et nouvelles vitalités de la danse française (Mauvais genre). Si Good Boy découlait, de façon emblématique, de ce que le sida a fait à la danse, sa déclinaison jamais interrompue, toujours redistribuée, invente ce que la danse peut faire du sida, très au-delà du sida, en portant les imaginaires corporels les plus divers d'une époque.

Dans des contextes chaque fois renouvelés radicalement, avec la nouvelle génération chorégraphique new-yorkaise, où les effectifs du Ballet Atlantique de La Rochelle, les danseurs de l'Opéra de Lyon (héroïques dans cette expérience), les élèves de la formation Extensions du CDC de Toulouse, Mauvais genre devient la plaque réfléchissante circulant au cœur des mutations incessantes du champ chorégraphique. Tout le matériau originel de Good Boy demeure, comme matrice d'une action désormais totalement affranchie de sa cohérence narrative.

Dans ses deux derniers pièces, Tout va bien et Baron Samedi, Buffard témoignait d'un souci politique percutant sur le plateau, tirant un trait entre l'esthétique de l'Opéra de Quat'sous et les artistes afro-descendants, éternels invisibles de la scène chorégraphique contemporaine savante de l'Hexagone.

Depuis la Californie ou la Côte d'Ivoire, jusque par la lecture critique radicale d'une incorporation virale, Alain Buffard aura remis tous les ailleurs au cœur d'un ici chorégraphique, sans cela toujours tenté de se renfermer.


 > Mauvais genre d'Alain Buffard recréé par Matthieu Doze et Christophe Ives, du 30 mars au 1er avril au Centre National de la Danse, Pantin

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