Devenir ce qu’on aurait dû être
Seule en scène. Un t-shirt floqué « la piraterie n’est jamais finie », un pantalon de boxer, une masse de chaînes au cou, des bagouses pleins les doigts : dans sa gestuelle, sa diction, Laurène Marx a la nonchalance d’un renégat. C’est assumé. Ici, le style – vestimentaire et langagier – n’est pas un caprice esthétique mais une victoire arrachée sur le long chemin de croix qu’elle a traversé pour devenir une femme. L’artiste en a croisé des chirurgiens qui savaient ce à quoi elle devait ressembler. « Raboter », c’est tout ce qu’ils avaient à la bouche : raboter la glotte, l’arcade sourcilière, le menton – car une femme avec un visage long, ça n’existe pas bien sûr –, et peut-être… La Thaïlande, le tourisme médical. Insidieusement se glisse l’idée que les chirurgiens se fabriquent une armée de poupées gonflables, taillées à la mesure de leurs fantasmes misogynes, sur le dos des trans-féminins. Parcours d’une transformation, Pour un temps sois peu (sic), mis en scène par Fanny Sintès, évite l’écueil de faire du public un psy : des thérapeutes, Laurène Marx en a assez vus comme ça. La pièce truffée de punchlines, portée par un sens de la narration et une ironie bien placée, dépasse de loin le simple témoignage pour constituer un vrai banger scénique.
Post-punk et cidre de poire
« Fuck TERF ! » [Trans-exclusionary radical feminist], hurle la chanteuse, comme un écho sororal à la pièce que l’on vient d’évoquer. Qu’est-ce qui nous arrive ? Quelques minutes à peine que le concert a commencé, on se sent déjà comme si un monster truck nous était passé dessus. On rouvre les yeux et on se demande comment autant d’énergie sort d’un si petit corps : une petite teigne blonde qui nous montre son arrière-train et pointe le majeur. Elle, c’est Phoebe Lunny, la chanteuse des Lambrini Girls – trois filles en tout avec la bassiste et la batteuse – habillée seulement d’un soutif, d’une culotte, d’une paire boots et d’une guitare bleu pétard en travers. Le groupe est encore émergent, mais fait déjà les premières parties d’Iggy Pop – le talent parle avant les chiffres. Cinq minutes plus tard, la foule est en délire : voilà Phoebe qui se tient debout en apesanteur au milieu du public, juchée sur les épaules qu’elle trouve dans la foule. Si elle marche sur l’audience comme Jésus sur l’eau, son message d’amour se fait beaucoup plus rentre-dedans : « Fuck the Brits ! I Hate my country ! » Leur discours politique s’énonce en criant et toujours le doigt en l’air. La suite c’est « Fuck sexual abuse », spécialement dans la sphère musicale où le harcèlement est monnaie courante. Avec elles, on boit plus de Lambrini que de Heineken, et on rend le rock inclusif sans lui faire perdre un centième de sa radicalité. Fank you !
Bulldog rodéo
Deux petites filles en robe rose, un ballon de baudruche dans la main. À ce moment-là, vous pensez encore approcher un spectacle tout-en-douceur, du moins plus doux que le concert brutasse précédent. Ce ne serait pas dans l’esprit du festival : claque sur claque, pas de répit. Dans Violent de la SPPI (Société Protectrice des Petites Idées), ces fillettes commencent à se chamailler, chopent des cornets de glace choco qu’elles remplissent à l’arrière-train d’un bulldog géant (qui servira plus tard de monture pour un rodéo mécanique). Difficile de restituer tout ce qui se passe dans cette pièce inclassable : essayage de perruque, danse équestre – toujours sur le bulldog –, dialogues incohérents, explosion de pétards, gymnastique… et l’hilarité du public, tout du long. Jonas Parson, programmateur art vivant du festival, assume cette pièce résolument « hors-catégorie ». Violent prend ses racines dans le cirque (formation initiale des deux danseuses de la SPPI) pour toucher à la danse, la performance, le transformisme et le théâtre. Au festival de la Cité, le grand public s’expose à des propositions novatrices, et ça marche.
Âmes sœurs, corps solidaires
Quand elles apparaissent au public, une rumeur circule : « Elles sont jumelles ? » Habillées et coiffées de la même manière, Liam Lelarge et Kim Marro recherchent cette confusion : de leurs deux corps elles font un rubik’s cube, essayant position après position toutes les manières d’avancer en ne faisant qu’un. Marchant sur trois jambes, roulant tête-bêche ou se balançant hanche contre hanche. Le tout est de continuer sans se lâcher. Quitte à souffrir pour deux : comme cette autre figure, où l’une sert de tapis à l’autre. À l’heure où, en France, le gouvernement sombre dans la division – classe contre classe, banlieues contre centres, blancs contre racisés –, on ne peut pas s’empêcher, ce soir-là, dans la paisible alcôve lausannoise, de s’émouvoir de ces circassiennes qui ont passé tant d’heures à élaborer ce kamasutra de la solidarité.
> Le Festival Cité Lausanne se tient du 4 au 9 juillet
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