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Giselle fascine depuis ses origines. On doit d’abord à Victor Hugo l’histoire d’une jeune femme qui danse jusqu’à en mourir, et à l’Allemand Heinrich Heine la légende des willis, les fiancées-défuntes qui poussent leurs amoureux dans la tombe. Théophile Gautier, grand amateur de danse épris de la ballerine Carlotta Grisi, élabore un poème en son honneur et emprunte quelques idées à Hugo et à Heine. 


Ainsi naît l’histoire de Giselle, jeune paysanne amoureuse d’un prince qui lui cache son rang et son engagement auprès d’une autre. Découvrant le pot aux roses, trahie, elle sombre dans la folie, meurt puis revient sur Terre sous la forme de ces fameuses willis, qui, pour la venger, poussent le prince à danser jusqu’à l’épuisement. Giselle, évidemment, finira par sauver le prince.


Gautier donne son texte au prolifique librettiste Henri de Saint-Georges puis au compositeur Adolphe Adam. Coralli et Perrot arrangent la chorégraphie pour le ballet et le rôle-titre pour Carlotta Grisi qui s’en saisira avec une « volupté chaste et délicate », dixit Théophile Gautier. « Ce rôle est désormais impossible à toute autre danseuse, et le nom de Carlotta est devenu inséparable de celui de Giselle. »



Giselle(s) Pietragalla Derouault. photo : Pascal Elliott


Au risque de contredire l’écrivain, la première des Giselle n’a pas été la dernière. Après la célèbre Italienne, de nombreuses ballerines ont marqué l’histoire par leur interprétation du rôle, devenu le passage obligé d’une carrière classique accomplie. Pour saisir l’instant crucial de la folie, et donner plus de réalisme à son incarnation de 1918, Olga Spessivtseva ira chercher l’inspiration dans des hôpitaux psychiatriques. La britannique Alicia Markova peaufine le rôle jusque dans son sommeil : on raconte qu’elle dormait pieds pointés dans les poses du ballet. Outre-Atlantique la danseuse Gelsey Kirkland, en proie à la cocaïne et autres vicissitudes du monde de la danse, est rattrapée par l’histoire du personnage : au plus fort de son addiction elle danse le rôle comme l’ombre d’elle-même. « Giselle était aussi désespérée que moi » raconte-t-elle dans son autobiographie de 1986 dont le titre, Dancing on my grave, honore l’héroïne sacrificielle. En France, plusieurs étoiles donneront corps et âme à des Giselles, dont Yvette Chauviré dite « la divine » ou Noëlla Pontois et sa pureté légendaire.


Réflexion sur la danse, l’amour, la trahison et la folie, Giselle est un terrain idéal de réinterprétation pour les chorégraphes. La paysanne éconduite se prête à tout : recyclage design et écolo dans la mise en espace de Matali Crasset à l’Opéra de Bordeaux, tableau de lutte des classes chez Akram Khan ou encore plaidoyer féministe chez la Sud-africaine Dada Masilo. L’histoire de la danse retient surtout la version du Suédois Mats Ek en 1982 qui, conservant la confrontation pauvres/puissants, place l’action de l’acte blanc, celui des willis, dans un asile. De galipettes en sauts nerveux, Giselle se retrouve tiraillée dans une camisole psychique. Dans la lignée du Suédois, en 2023, Martin Chaix poursuit la résurrection moderne de Giselle en chorégraphiant une version critique de l’histoire d’origine. L’homme n’est pas glorifié et Giselle n’est plus cette jeune fille naïve au destin tragique.



Giselle(s) Pietragalla Derouault. Photo : Pascal Elliott


D’autres relectures se détachent encore davantage de l’argument d’origine. Jérôme Bel a nommé sa pièce Tombe : il conserve le décor de toile peinte du ballet, puis demande à trois danseurs de l’institution de venir accompagnés de personnes qui n’ont habituellement pas droit de cité sur la scène de l’Opéra de Paris. Xavier Le Roy et Eszter Salamon vont pour leur part jusqu’à sacrifier l’intrigue. Dans leur Giszelle, le titre avec un Z et les extraits de la musique d’Adam sont les seules références visibles au ballet. La très contemporaine reine du trash Florentina Holzinger s’est de son côté chargée de dézinguer Gautier et tout le male gaze qui entoure les ballets. À la Villette à l’automne dernier, son Tanz expose les fantasmes de la danse classique et sa violence de classe et sexuelle dans une performance féminine sado-maso.


Au gré de ces réinterprétations, Giselle a gagné une certaine indépendance. Mais ressusciter aujourd’hui son histoire, arguant qu’elle est « terriblement actuelle » et « parle de notre temps », c’est aussi attester que rien n’a changé depuis Gautier : des femmes sont trompées, usurpées et humiliées par des hommes qui les dominent. Et lorsqu’elles protestent elles sont hystérisées puis éliminées. Que ce soit dans le Giselle de l’Opéra de Paris ou celui de Marie-Claude Pietragalla replacé dans le contexte des violences sexistes, un motif demeure : Giselle meurt. Là de « folie », ici assassinée par son mari. Son prénom devient alors une prophétie qu’on aimerait plus souvent voir s’enrayer : ci-gît elle.


Léa Poiré


Giselle(s) de Marie-Claude Pietragalla

⇢ du 14 au 17 mars à la Seine Musicale, Boulogne-Billancourt


Giselle de Jean Coralli et Jules Perrot

⇢ du 2 mai au 1er juin à l’Opéra National de Paris