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Fin 2020, les Polonaises et leurs alliés prennent massivement la rue pour s’opposer au projet de loi visant à restreindre drastiquement les conditions légales de recours à l’avortement. Aux côtés de Agnieszka, Dominika ou Jaśmina, Gosia Wdowik vient grossir les cortèges. De cette expérience, la jeune metteure en scène a tiré She Was a Friend of Someone Else, présenté pour la première fois en France quatre jours après l’inscription de l’IVG dans la Constitution nationale. Le sujet laissait volontiers présager des slogans, banderoles et rumeurs de la rue. Au lieu de quoi, la jeune artiste de théâtre, entourée de deux autres interprètes, dresse le portrait des coulisses de la lutte sociale, entre isolement et burn out militant.


Vautrée sur un matelas posé à même le sol, la face contre terre, les bras écartelés, une jeune femme inerte git à côté d’une flaque de soda incrustée. La fatigue qui l’accable est telle qu’il lui faut une assistante, présence fantomatique, pour déplacer ne serait-ce qu’un membre. De son identité, on ne saura rien avant longtemps. Elle sera « Elle », marque de la dissociation, et jouera le premier rôle dans le récit porté à vue par une troisième protagoniste, une narratrice au ton neutre, un peu las, évoluant sur la scène en guide-conférencière en manque de congés. Cette dernière nous introduit Agnieszka, militante quadra aux traits tirés, bientôt conviée sur scène par projection vidéo. Depuis le canapé de son intérieur modeste, blottie dans un plaid, elle présente sans grand cas des décennies de militantisme féministe. Surtout, elle parle de son projet : reproduire, dans la Pologne contemporaine, la Une historique du magazine Stern allemand qui présentait en 1971 une mosaïque de visages de femmes revendiquant avoir eu recours à l’avortement, alors illégal en RFA.


La pièce de Gosia Wdowik aurait pu verser dans le pur théâtre documentaire, retracer la généalogie de la lutte féministe en Pologne, sortir des tiroirs les archives de JT. Avec She Was a Friend of Someone Else, la jeune metteure en scène déjoue les attentes narratives autant que les présupposés formels. Moins qu’une rétrospective, le récit engagé par Agnieszka déclenche l’apparition en pop-up d’une discussion Whatsapp projetée sur un grand écran en fond de scène. Par monosyllabe, glouglous des points de suspension suggérant un message à venir, et surtout les deux coches signes d’une bonne réception, le projet de la militante endurcie se raconte dans les silences de ses camarades de lutte, esquive collective face à une énième tentative de mobilisation générale face à la répression du gouvernement.


La pièce de Gosia Wdowik, jeune femme engagée dans les arts et la lutte pour le droit des femmes, aurait pu être la célébration des forces mises en mouvement, le rappel des acquis et la promesse confiante d’un avenir meilleur. C’est au revers des succès, et donc des luttes qui les ont permis, qu’elle dédie sa création. Par les voix, réelles ou fictionnelles, de ses protagonistes, elle rend compte d’un épuisement moral et physique face aux menaces récurrentes et jamais définitivement abolies qui planent sur le droit des femmes à disposer de leur corps. Ni résignée, ni messagère d’une grande leçon qu’il faudrait en tirer, la pièce de Gosia Wdowik porte simplement l’aveu rare d’un bout de course, d’une mise en suspens des forces et des capacités, rendu un peu plus lourd encore – comme se charge de le rappeler une myriade de gros yeux surplombant la scène – par la crainte du jugement des camarades, de la société ou de soi-même.


Il est ici question de lutte pour le droit à l’IVG en Pologne, mais la proposition signée de Gosia Wdowik rend compte d’une expérience vécue et située en même temps qu’elle énonce une réalité encore difficilement assumée. Celle-ci touche les militant·es bien au-delà des luttes féministes ou des frontières polonaises. Et si elle ne s’avance pas à promettre un horizon quelconque, la jeune metteure en scène parvient au moins, par son geste, à réaliser sur la scène ce que la société civile n’a pas laissé advenir : la Une polonaise tant espérée par Agnieszka, somme brillante et gigantesque de femmes faillibles mais qui essaient coûte que coûte de tenir tête, face découverte, aux récidives patriarcales. Et les mots de Simone de Beauvoir, au goût de constat là-bas, de mise en garde par ici : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. »



She Was a Friend of Someone Else de Gosia Wdowik a été présenté les 8 et 9 mars à Points communs, Cergy, dans le cadre du festival Arts & Humanités

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