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Nous ne sommes jamais vraiment vierges dans la réception d’une pièce. Et cela a moins à voir avec le nombre de spectacles que l’on a vus auparavant, qu’avec le fait que l'on ne laisse jamais vraiment le monde au vestiaire. Nous nous asseyons sur les gradins chargés de la rumeur d’une époque et d’un contexte politique, mais aussi plein d’attentes. Or, parfois, cela empêche de rencontrer l’œuvre.


Avec Les Délivrés, sa deuxième pièce, Hélène Iratchet se proposait un défi thématique : « entremêler un sujet de société – celui de la globalisation des livraisons et l’uberisation du monde – avec une équation beaucoup plus personnelle : la question des relations et transmissions familiales », peut-on lire dans la feuille de salle. Le sujet était aussi chargé que prometteur. Ces dernières années, comme la chorégraphe, on a vu « des nuées de livreurs » attendre ici ou là une nouvelle course sur leur smartphone avec des sacs Picard et des vélos qu’ils s’étaient procurés eux-mêmes. On a assisté aussi à l’instrumentalisation politique d’Emmanuel Macron (souvenons-nous du conflit d’intérêt que révélaient les Uber Files). On a décompté les morts sur la route, trop nombreux, tués dans l’exercice de leur fonction. On aura aussi vu s’organiser les premières mobilisations sociales revendiquant un meilleur statut pour ce « nouveau prolétariat du numérique » (d’après le chercheur Juan Sebastien Carbonell). Ajoutons à cela le contexte actuel de grèves contre la réforme des retraites : une pièce de danse ayant le courage de se coltiner ces questions avait quelque chose d’une bénédiction. Surtout pour ceux qui croient encore que l’art a quelque chose à nous dire du monde dans lequel nous vivons, qu’il existe un savoir critique spécifiquement artistique.


Seulement, c’est presque à une esthétisation de ces enjeux qu’on a l’impression d’assister devant Les Délivrés. Alors qu’elle aurait pu devenir un formidable terrain de jeu pour critiquer la surabondance de non-nécessaire qui ne pollue pas que nos existences, la scénographie d’objets de mousse monumentaux – singeant une crème de jour, un donut ou une machine à laver – et son kitsch jouissif disparaît immédiatement, à peine la lumière allumée. Dans cette salle de répétition s’installe une fiction réunissant une mère (Tamar Shelef) et sa fille (Hélène Iratchet) qui s’attellent à leur première création en commun. Toute extériorité à cet espace s’évanouit alors : après quelques sonneries intempestives d’Ubereats à travers la porte découpée en fond de salle, le livreur-prolétaire 2.0 (Julien Ferranti) rejoint la chorégraphie. C’est ainsi que toute la question sociale se fait avaler par le studio de danse. Pour résoudre l’épineux problème de notre participation au système d’exploitation, suffit-il d’un tel geste d’inclusion ?


Des deux pieds thématiques sur lesquels Les Délivrés voulait valser, ne reste donc que la question artistique et intime. On aurait aimé ne pas écrire « que », d’autant qu’Hélène Iratchet se défendait, dans le même programme de salle, « de l’exercice de démonstration sociologique ». D’autant que ceux qui croient encore que l’art a quelque chose à nous dire du monde savent aussi, en général, ne pas en faire le seul étalon de leur réception. Les spectacles n’ont pas à être « politiques » pour être de bons spectacles, mais dans un tel contexte de mobilisations nationales, c’est plus difficile à admettre.


Dans un autre espace-temps, peut-être aurions-nous pu écrire, non sur les enjeux artistiques et intimes qui restent, mais sur les enjeux artistiques et intimes tout court. On aurait évoqué la joie communicative du mouvement et la grâce des interprètes, la fantaisie d’Hélène Iratchet qui traverse les références chorégraphiques les plus diverses (cabaret, Bollywood, William Forsythe), à nous en faire délicieusement tourner la tête. On aurait parlé de la puissance des images qu’elle convoque avec une folle ingéniosité, passant du plus élégant des ballets sur trottinette à un featuring inédit entre Daft Punk et Loïe Füller. Toute cette inventivité – que l’on a hâte de voir se déployer dans une nouvelle création – n’avait peut-être besoin ni d’Uber Eats ni de ses livreurs qui, sans doute, aimeraient bien avoir le temps de danser plus souvent eux aussi.


> Les délivrés d’Hélène Iratchet a été créé du 21 au 24 févier aux Subs, Lyon, et jouera du 28 février au 2 mars à la Comédie de Saint-Etienne ; le 4 mars à L’Échappé, Sorbiers ; le 7 avril au Théâtre de Roanne

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