Une large frange de la droite conservatrice et réactionnaire crie à la dangereuse féminisation de la société et pourtant, le nombre de féminicides ne recule pas. Ce genre de paradoxe n’épargne pas plus l’orientation sexuelle, le racisme, l’éducation et tout ce qui touche au « vivre ensemble ». Avec le diptyque Double Murder, Hofesh Shechter prend cette polarisation à bras le corps et offre de quoi nous vautrer dans la violence, avant de s’enrouler dans la bienveillance. Deux chorégraphies de groupe énergiques et virtuoses où les tableaux se succèdent à la manière d’un film muet et piochent dans un imaginaire de masse aussi pop qu’inquiétant.
Le titre de la première pièce se suffit à lui-même : Clowns, un mot qui peut réveiller d’emblée nos terreurs enfantines. Cette figure foraine et psychopathe, nommée Ça chez Stephen King, a traumatisé des générations. Un maître de cérémonie aux allures lointaines de dompteur de cirque entre en scène et chauffe la salle façon rockstar sur le retour : « Hip hip… Hourra ! J’entends rien ! Est-ce que vous êtes là ?! Hip hip… » Déboule le reste de la troupe aussitôt lancé dans un french cancan granguignolesque porté par les applaudissements. Voilà que le Grand théâtre de Provence devient un cabaret et la pièce une revue. Entre deux levers de jambes, les sympathiques petits danseurs s’entretuent : l’un fait mine de dévisser la tête de son camarade, un autre d’égorger un tiers, deux larrons en maintiennent un troisième pour qu’un dernier lui explose le torse à coup d’un hypothétique bélier. Les lumières s’éteignent puis se rallument : cette fois l’ambiance est à la messe noire qui vire en farandole. Certains corps tombent, comme morts, pendant que les autres continuent leur ballet au rythme de tambourins ou se débarrassent, tout sourires, des cadavres. Noir. Le projecteur focalise sur la danse langoureuse d’une femme, les autres l’approchent en meute. Les prédateurs muent en petits soldats dirigés par un maître (le dompteur-rockstar). Il y a les dominants et les dominés. Noir. La horde forme un radeau de la méduse puis redevient colonie de pantins de fête foraine, tantôt commandés par d’invisibles fils, tantôt désarticulés ou en voie de désossement. Les meurtres sales, les exécutions en règle, les duels d’épée : aucun des crimes ne fait événement, tous se commettent au cours de scènes qui puisent dans un répertoire de danses folkloriques distordu, sans entraver le fil de la musique composée par le chorégraphe lui-même. Un petit rond de jambe et hop, une balle dans la tête. Un petit baiser et on tord subrepticement le cou de son amant. Une pseudo bourrée se transforme en tapis roulant pour l’échafaud. Bien entendu, nul n’est jugé pour ses méfaits. Victimes et bourreaux sont interchangeables. Le regard des danseurs tourné en continu vers le public rappelle que nous sommes face à un spectacle, on distinguerait presque un castelet. Outrance, simulacre, goût du glamour glauque : Clowns se termine comme un générique de série B, alternant rapidement le noir et la lumière pour ouvrir sur différentes « poses », aussi brutales que ridicules.
Toujours une caresse après une baffe
Il faudrait voir The Fix, la dernière création de Hofesh Shechter, comme l’envers de la première pièce : un show tout aussi pantomimique, cette fois au profit d’une tendresse collective. Dans les scènes qui se succèdent, les danseurs s’entraident et se câlinent beaucoup : si l’un d’eux entre dans un état de crise – un shoot qui tourne mal ou une décompensation nerveuse –, ses acolytes le ramènent dans leur giron, l’invitant à reproduire des gestes apaisés. Si un autre exprime sa singularité en esquissant un solo musclé, ceux-ci s’avanceront doucement, pleins de curiosité, et l’aideront à développer ses mouvements. Ne jamais laisser un pote s’enfoncer dans les ténèbres, la solitude et la souffrance. Les danses collectives évoquent ici une marche tai-chi, une méditation en lotus, un concours d’imitation du discobole – leadées par une danseuse douce et charismatique. Le tout sous une lumière blanche et crue rappelant les meilleures scènes d’enlèvement de terriens par une soucoupe volante. Un autre tableau figure un cercle de hippies écoutant béatement un musicien gratter sa guitare. Fix joue sur un imaginaire – un brin flippant –, qui oscille entre stages de développement personnel et réunion d’alcooliques anonymes. La pièce se clôt sur un gros câlin collectif au son d’un générique « happy end », les performeurs descendent dans le public pour semer l’accolade et la bonne parole, vite rejoints par des spectateurs s’élançant spontanément vers les artistes ou enlaçant leurs voisins.
Au sortir de la soirée Double murder, on ne médite pas plus profondément sur les mécanismes de la violence ou l’honnêteté de la fameuse bienveillance. On se dit qu’entre le « bien » et « le mal », on n’a pas envie de choisir – bien que Clowns nous semble plus attractif. Serait-ce l’esprit tordu de celle qui écrit ces lignes ou la catharsis de pauvres pécheurs en prise avec un ordre social à deux faces, poli mais aussi violent que sécuritaire ?
Double Murder : Clowns / The Fix de Hofesh Shechter a été présenté les 6 et 7 octobre au Grand théâtre de Provence, Aix-en-Provence
⇢ le 28 novembre à la Ferme du Buisson, Noisiel
⇢ les 1er et 2 décembre à Bonlieu, Annecy