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« Ce soir c’est moi qui choisis ce que vous allez projeter sur moi. » Habib Ben Tanfous a compris bien assez vite qu’il était un « corps-écran » parmi d’autres, medium des stéréotypes ambiants, réceptacle des névroses d’autrui, résultat du regard social. « Droit = honnête. Courbe c’est fourbe » résume le danseur tout en modulant sa colonne vertébrale. Sur un plateau noir, au coin d’un petit cube en bois lumineux aux airs de foyer de cheminée, il ouvre sa pièce dans une danse schizophrénique. Comme dédoublé, son corps entre en tension. Deux personnages se dessinent : l’un, bossu, presque aimanté au sol, se métamorphose sans transition en s’élevant dans une posture athlétique et statufiée. Le solo autobiographique pourrait se définir par la dualité : geste et parole, passé et présent, héritage intime et héritage social, tous ces gestes qui habitent inconsciemment Habib et ce que celui-ci sait : son prénom signifie « le bien-aimé », son arrière-grand-père, né à Djerba en 1912, portait le même. Il ne l’a pas connu alors, « qu’est-ce qu’il reste de lui en moi ? » s’interroge-t-il avant d’être pris de spasmes et de râles, la tête comme une girouette. Sur scène, le jeune homme déplace des palettes, tantôt tables d’écolier tantôt containers et cages à poules des barres d’immeubles. Il raconte et incarne : la Tunisie colonisée, l’arrivée en Europe, la dispersion de la famille, le travail dévolu aux immigrés – « Construire des villes pour les enfants des autres » –, l’école : « corps prêt-à-l’emploi », « corps-cible », « corps sage ».


© Michiel Devijver


Hacker l’identité


Ici je lègue ce qui ne m’appartient pas chorégraphie une forme d’épigénétique ou ce que l’expérience des aïeux fait aux corps des descendants. Les gestes et les paroles prennent chair dans un déroulé photographique qui saccade, étire ou brouille les pauses. Les mouvements se rembobinent à la manière de bandes vidéo et sonores. Des roulements de bassins et de bras rappellent les danses populaires et festives de Tunisie, bribes d'un mariage d'une tante ou d'un frère. Stop : corps figé, seules les mains bougent pour changer la position du port de tête. Sa matière première, le chorégraphe semble l’avoir trouvée dans un album de famille et autres images d’archive. Des bouts de mémoire plurielle auxquels il prête son corps, lui qui souhaite « laisser les choses ouvertes » : « Je marche, j’écoute, je regarde. Derrière, devant » répète-t-il en boucle. L’histoire est-elle vraiment du passé, comme on nous l’apprend ? Avec ce titre en forme d’oxymore, l’artiste reformule humblement la question fondamentale de la transmission, depuis les générations antérieures jusqu’aux suivantes avec la naissance de sa fille dont il accrochera la photo aux côtés de celles des pères. Habib Ben Tanfous n’est le propriétaire exclusif ni de son nom, ni de ses mouvements, il est un vecteur. Pas d’identité ni d’histoire fixes mais un corps-palimpseste capable d’échapper au contrôle qu’il soit social, politique ou économique.



> Ici je lègue ce qui ne m'appartient pas de Habib Ben Tenfous a été présenté du 3 au 11 février 2023, à l'Atelier 210, Bruxelles ; le 30 mai à l’Atelier de Paris, dans le cadre de June Event ; du 7 au 9 juin au Théâtre Varia, Bruxelles ; le 15 juin à Marseille dans le cadre des Rencontres à l’échelle ; les 6 et 7 juillet au Festival de la Cité, Lausanne ; le 30 janvier 2024 au Théâtre de Liège dans le cadre du festival Pays de danse