Une porte orientale se détache sur le noir du plateau, immense. Devant elle, vingt-six danseur·euses prennent un cours d’arabe : le professeur trace les lettres courbes au tableau, énonce les mots, fait répéter ses élèves. Peu à peu, la photo de classe s’anime et les bras se soulèvent, traçant avec souplesse les arabesques aériennes d’un alphabet dansant. Un hommage au langage, premier mot de l’histoire : c’est avec lui que tout commence, que les récits se transmettent. Bientôt, la porte s’ouvre, amorçant la première transformation d’une longue suite d’impressions et de tableaux mouvants, comme autant de bribes de la culture et l’histoire moyen-orientales. Le quotidien d’une salle de classe à l’époque coloniale, une cérémonie du thé ou le sacrifice d’un mouton s’entrecoupent de moments oniriques où des entités flottent dans l’espace. Duos, trios et grands groupes se succèdent dans une atmosphère de conte, les chorégraphies d’ensemble et faux combats évoquant presque le faste de Bollywood tandis que les duos plus intimes déploient une danse cursive et arrondie. Produite live en plateau, la bande son envoutante de Jasser Haj Youssef, associée à la scénographie et aux costumes d’Amine Amharech et Amine Bendriouch, achève de donner vie à ce rêve dans lequel fleurs, tapis et voiles se font décor, parures ou supports de la danse elle-même.

La mémoire d'un père
À l’origine d’Ihsane, un regret du chorégraphe : celui de n’avoir pu assister aux funérailles de son père, mort trente ans plus tôt. C’est à ce dernier qu’il cherche à rendre hommage, fouillant ses souvenirs d’enfance et ses origines marocaines. La danse, les chants traditionnels écoutés en boucle ou les images d’un pays lointain deviennent soutiens d’un voyage introspectif à travers une mémoire à demi transmise, flottant entre réalité et fiction. Lancé à la poursuite de ce qui reste lorsque les dernières traces se dérobent, Cherkaoui multiplie les évocations et jeux de correspondances, mais, à force de vouloir tout dire, verse dans une surabondance de scènes superficiellement juxtaposées où tout semble se lire au même niveau. Les textes les plus conceptuels côtoient le meurtre d’Ihsane Jarfi, les allusions à la guerre suivent sans transition les rituels du quotidien, aplatissant les images les plus fortes à travers un déroulé qui finit par manquer de finesse. Un collage mental ambitieux dont la grande maîtrise esthétique ne parvient pas tout à fait à effacer les lourdeurs, nous laissant dans un brouillard qui nuit parfois à l’émotion.

Ihsane de Sidi Larbi Cherkaoui et le Ballet du Grand Théâtre de Genève / Eastman, jusqu’au 6 avril au Théâtre du Châtelet, Paris
Lire aussi
-
Chargement...