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Un fait divers tristement ordinaire : le corps d’une femme a été retrouvé. Un peu plus loin, celui de son mari à demi-mort et détraqué, avec sa carabine. Dans un plateau à l’allure de vivarium, où vraies et fausses corneilles surveillent un paysage enneigé de moyenne montagne, l’adaptation de La Platrière proposée par Séverine Chavrier retrace avec fidélité cette vie conjugale achevée dans le meurtre. Lui, c’est Konrad (Laurent Papot), intellectuel auto-proclamé qui repousse sans cesse la rédaction d’un ouvrage scientifique sur l’ouïe, persuadé qu’il ne lui reste plus qu’à l’écrire. Elle, Mme Konrad (Marijke Pinoy) est immobilisée sur une chaise roulante, passe ses journées à ressasser ses années de validité, quand elle n’est pas soumise aux expériences acoustiques de son mari. Les deux se haïssent autant qu’ils ont besoin de l’autre. Peu à peu, on s’enfonce dans le quotidien d’un créateur frustré qui semble surtout avoir organisé les conditions de maltraitance de sa femme en allant s’enterrer loin du monde.


Dans cette chorégraphie morbide, la maladie de Madame Konrad sert en alibi inusable pour le mari, l’excuse d’un échec qu’il ne doit qu’à lui-même. Car quand Konrad est devant son bureau, installé à la cave, il est surtout sur son smartphone ou en train de manger des chips, à s’inventer des conférences et des interviews, et ne parvient pas même à chapitrer son livre : « Chapitre 1 : Introduction à tous les autres chapitres. Ça y est je l’ai ! » À peine trouve-t-il son stylo ou parvient-il à faire fonctionner une machine à laver. Cette fausse charge mentale finit pourtant par le subjuguer, tout écrasé qu’il est par ce langage qu’il n’arrive pas à sortir de son cerveau, se demandant comment depuis tout ce temps, il n’a pas eu le temps.


Malgré le confinement dans ce lieu-dit rendu glauque à l’extrême par une scénographie d’asile désaffecté, Konrad se sent toujours aussi constamment envahi, victime d’une misophonie grandissante – soit la peur irrationnelle de certains bruits. Le moindre élément de décor est sonorisé, la réverb’ montée au maximum. Tout résonne et tout claque de plus en plus fort à mesure que le drame avance. La vaisselle, les portes, les bibelots de Mme Konrad, les objets du quotidien s’entrechoquent contre nos tympans jusqu’à l’insupportable. Il y a toujours quelqu’un ou quelque chose qui frappe sur une surface et tous les artifices du théâtre sont l’occasion d’une expérimentation auditive dont nous sommes les cobayes. La présence live du percussionniste Florian Satche, et les caméras de surveillance zoomant sur chaque recoin de La Plâtrière, ajoutent à l’enfermement qui gagne la salle.



 © Christophe Raynaud de Lage



En inventant un personnage d’infirmière, seul lien du couple avec l’extérieur, Séverine Chavrier impose une incursion du réel et atteste de la précarisation programmée des personnels soignants. Surtout, ce protagoniste initialement absent des pages des Thomas Bernhard ouvre un impensé du roman : il souligne l'impossibilité d'accompagner les personnes malades en s’isolant du monde. Preuve en est Adèle Bobo-Joulin, ici en aide à domicile, qui opère en indispensable bouffée dans ce crescendo vers la nausée. À son contact, Mme Konrad rajeunit au fil des visites, et s’ouvre sur son passé. Il en renaît même entre elle et son mari des traces de tendresse, et quelquefois, leur relation semble s’apaiser sans que l’un soit l’objet de l’autre.


En sortant de la pièce, on a plutôt l’impression d’être libéré d’une tempête sous un crâne et on se demande si l’œuvre sur l’ouïe que Konrad n’a jamais écrite ne serait pas finalement celle que réussit à mettre en scène Séverine Chavrier. Toutes les phrases de Bernhard qui se déroulent avec leurs infinies variations et juxtapositions. Pendant ce temps, la neige tombe et des milliers de pages blanches jonchent le sol dans les débris d’une vie commune rendue sourde au monde. Il ne reste à la fin que des morceaux de plâtre : cette chose qui sèche et casse facilement.



Ils nous ont oubliés de Séverine Chavrier

⇢ jusqu’au 10 février à La Colline, Paris

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