Il a remporté la version bulgare d’Un dîner presque parfait. Il s’est fait bannir de Grindr. Il a chanté dans les camps de réfugiés ukrainiens en Pologne. Il rémunère des spectateurs pour simuler des actes sexuels sur scène. Malgré ou grâce à ça, un célèbre festival viennois lui a commandé une pièce inédite pour célébrer le bicentenaire du compositeur Johann Strauss. C’est peut-être la réussite première du performeur bulgare Ivo Dimchev : malgré sa véhémence à prouver le contraire, il trouve encore des gens pour le prendre au sérieux. Entretien-punchline dans les bouchons de Sofia.
Un portrait extrait du n°126 de Mouvement
Fin avril. Ça bouchonne sous le soleil de Sofia, comme dans toute capitale des Balkans qui se respecte. Au volant de son 4x4 de ville, Ivo Dimchev est débordé mais ça ne l’atteint qu’à moitié. Il est vrai que l’artiste – tatouage sur crâne rasé, lunettes de soleil flashy, bientôt la cinquantaine – n’a pas le temps de lambiner. Côté musique, il sillonne le continent avec un groupe au complet – « c’est bien, ça fait des mecs hétéros autour de moi sur scène, ça plaît à mon public féminin ». Sa tournée s’achève en octobre dans une des plus grosses salles du pays, le Palais National de la Culture, colossale relique soviétique qui trône en plein centre de Sofia. « Ça fait 4 000 places, comment je vais remplir ça ? La boîte de prod qui m’accompagne là-dessus gère surtout des concerts de star dans des stades. Autant te dire que leur attachée de presse se bouge pas pour moi », peste-t-il. C’est d’ailleurs chez ses producteurs qu’on passe récupérer ce matin des dizaines de toiles signées Ivo, celles qu’il vend à la criée dans son show METCH. Oui, parce que la musique, ça ne rapporte pas trop, donc Ivo poursuit sa carrière dans le spectacle vivant. Dans les mois qui viennent, trois créations l’attendent. La prochaine est dans quelques semaines, à Vienne, pour les prestigieuses Festwochen. « J’ai à peine commencé, panique-t-il légèrement. Faut que j’écrive dix chansons et invente dix chorés, des trucs assez accessibles pour que le public les reproduise. » La thématique : l’œuvre du compositeur autrichien du XIXe Johann Strauss. Une de ses références ? « Pas du tout, je déteste ce qu’il fait. C’est le festival qui m’a demandé ça. »
DIY mais bosseur, fantasque mais déterminé : tout advient dans un joyeux chaos chez Ivo Dimchev, profil à part sur la scène européenne. S’il fallait lui trouver un équivalent français, il se situerait entre le danseur François Chaignaud et le performeur Jean-Luc Verna, à la différence qu’en plus d’une carrière dans les arts, il donne des concerts à domicile et fait des apparitions dans des émissions de téléréalité. Confidentiel par chez nous, ses frasques l’ont pourtant durablement implanté en Europe. Le Bulgare se forme d’abord à Amsterdam en 2009, où il se fait pote avec la célèbre kamikaze autrichienne Florentina Holzinger. Plus tard à Bruxelles, il tient l’atelier Volksroom, où se produisent gratuitement chaque semaine les artistes du coin. Là-bas, il rompt avec son copain, se découvre séropositif et rentre au pays. Depuis Sofia, il fait des sauts de puce. À Vienne d’abord, où le festival ImPulsTanz l’invite à toutes ses éditions. À Londres, où le télécrochet musical X Factor l’invite pour le recaler au bout de quelques rounds, malgré l’enthousiasme de Robbie Williams et Simon Cowell. À 42 ans, en blond platine et shorts d’écolier, Ivo y interprète une de ses chansons en acoustique, entouré de danseurs. « La prod a voulu que j’incarne le candidat “freak”, retrace-t-il. Résultat : toute la Wembley Arena m’a sifflé au bout de deux minutes. » Aux États-Unis, il donne des concerts privés chez des gens, une de ses lubies, et bosse en résidence à La Mama, cultissime théâtre new-yorkais. « Là-bas, des chanteurs m’ont planté pour un spectacle : les paroles étaient trop trash pour eux. Alors j’ai fait chanter le public. » Aujourd’hui, la capitale bulgare est sa base mais il se tient à l’écart du petit cercle arty local. « Ici, quand je ne travaille pas, je me fous à la piscine du Hyatt ou sur Grindr. Rien d’autre. »
QUEER MÊME SOUS LE COMMUNISME
Bien avant que l’hôtellerie de luxe ne s’implante à l’Est ou que Grindr n’existe, Ivo a grandi à Sofia, dans les années 1980, au sein d’une famille modeste – un père électricien, une mère intendante dans les hôpitaux. Dès l’enfance, son extravagance lui vaut le harcèlement de ses camarades. Pour canaliser cette appétence précoce pour la performance, ses parents lui collent une option théâtre dès le collège où, coup de chance, le prof est branché impro et chute du quatrième mur. De la chute de l’autre mur, celui du bloc communiste que la Bulgarie est la dernière à quitter en 1991, il garde des souvenirs ciblés. « Soudain, le sexe s’étalait partout : des magazines porno, une dizaine de clubs gays dans le pays, la mafia et les drag queens qui sortaient dans les mêmes lieux. Sofia n’avait plus le même visage mais les gens continuaient à s’entretuer. Moi, j’étudiais beaucoup, je n’ai profité de cette effervescence que quelques années, au début de ma vingtaine où j’ai un peu fait la fête. Mais je n’ai pas eu l’impression d’une permissivité soudaine : j’étais queer en public même avant la chute du communisme, et j’en ai payé le prix. » Alors que la Bulgarie se débride, Ivo peaufine ses performances dans une petite chambre en ville, tape quelques levs à sa mère pour son quotidien et snobe le conservatoire local, trop tradi pour lui. Après s’être fritté avec plusieurs metteurs en scène, le vingtenaire monte ses propres performances. En 2004, dans Lili Handel, solo baroque et double mutant de l’artiste, il vend son propre sang aux enchères en plein spectacle. C’est le début de sa carrière à l’international.
Par la suite, c’est l’interaction avec le public qui a pris le pas sur l’hémoglobine dans le travail d’Ivo. En 2012, dans P Project, le public écrit des paroles en live et l’artiste les met en chanson, « qu’importe la qualité, je me suis habitué au pire ». Depuis, c’est toute la salle qui défile au plateau à chacun de ses shows. Et il n’y a rien que les spectateurs n’aient pas été invités à exécuter, moyennant parfois rémunération – en cash et sur scène, les sommes étant prévues dans son cachet d’artiste. C’est parfois ludique, comme la lecture collective de dialogues, souvent truffés d’obscénités – « c’est sûrement thérapeutique pour eux, et regarder des bourgeoises hurler “Suce ma bite crade !” , c’est magnifique ». Parfois plus sportif, comme simuler du sexe sur scène, à poil. Tarif : 250 euros chacun. « En Bulgarie, je prévois des potes dans le public au cas où ça ne prendrait pas. Mais j’ai toujours trouvé des volontaires. » Sauf une fois, en Pologne, où seul un spectateur se propose. « C’était gênant : ça donnait l’impression que personne ne voulait coucher avec lui. J’aurais dû l’accompagner moi-même mais je n’y ai pas pensé sur le moment. Ce petit jeu a parfois été mal reçu : pour certains, c’était la démonstration que les gens feraient n’importe quoi pour du fric. Dans la culture, l’argent n’apparaît pas. Le montrer pose problème. Pour moi, il s’agissait tout bonnement de rémunérer des gens qui participent à mon travail. »

Critiquer l’institution culturelle fait aussi partie du style Ivo. Dans plusieurs de ses shows, une scène revient : une parodie d’échange entre l’artiste et une programmatrice ou un directeur technique. Son sens de la satire ne fait pas dans la dentelle : Ivo est contraint de fournir une faveur sexuelle pour obtenir ce qu’il veut, une allégorie potache des rapports de domination à l’œuvre dans les arts. Serait-ce du vécu ? « Non, mais cette soumission existe, tempère Ivo Dimchev. Il n’y a qu’à voir combien ces séquences libèrent les artistes et gênent les programmateurs qui blaguent nerveusement à leur sujet quand j’échange avec eux. » Vers 2017, après avoir produit des dizaines de shows et tourné à travers le monde, Ivo se lasse du réseau des arts vivants et s’improvise chanteur-compositeur. « Au théâtre, tu joues devant quelques dizaines de personnes, parfois moins, et tu touches 3 000 balles à chaque fois. Ce sont les programmateurs qui te valident et non le public. Dans la musique, si tu n’as pas de public, tu ne joues pas. »
LA BULGARIE A UN INCROYABLE TALENT
En avant sur la route de la gloire et des charts Spotify, donc. Ivo chanteur de pop, c’est une voix de falsetto et des compositions à la va-vite. Comme toujours, le trash et le trivial y côtoient des éclats de sensibilité et des flashs de poésie. À l’arrivée, on croirait entendre ANOHNI and the Johnsons scander des chansons paillardes. Reste à trouver un public, quitte à s’inviter chez lui. En 2020, à Sofia, dès le début du confinement, la pop star en devenir propose sur les réseaux de jouer en appartement et le phénomène prend instantanément. Même la télé nationale s’intéresse à lui. Mais, très vite, ses hôtes s’avèrent trop blancs et classe moyenne à son goût. Ivo renverse la vapeur : c’est lui qui paye pour jouer dans la communauté Rrom, fortement discriminée en Europe de l’Est. Le voilà, lui et ses perruques, à faire le show dans des salons délabrés de la banlieue de Sofia. « Je payais cent levs et je jouais chez eux, retrace-t-il. Une fois, un caméraman qui m’accompagnait a refusé de me suivre. Je l’ai viré. Je ne pouvais pas bosser avec quelqu’un de raciste. À treize ans, mon premier mec, c’était un Rrom. » Depuis, des villas de Los Angeles aux camps de réfugiés ukrainiens en Pologne, Ivo se produit partout. « Des soldats m’ont contacté : mon track “Vodka” était l’hymne de leur bataillon, contre toute attente. Je rentrais de tournée, j’ai tout fait pour jouer dans leur base en Ukraine, mais on m’a refoulé à la frontière faute de passeport. » Foutraque dans un premier temps, son projet musical s’est étoffé et Dimchev joue désormais en salle avec un groupe, pour un public croisant amateur de pop et de chalga, courant folklorique très populaire. Pourtant, son profil détonne toujours. « Ici, la scène musicale me respecte parce que j’ai une carrière internationale, mais ils me trouvent dingue de m’être lancé sur le tard. Mes potes du monde de l’art pensent carrément que je me dévalue. Mais pour moi, jouer à Pompidou ou faire des chansons d’anniversaire, c’est pareil. »
Le lendemain, Ivo a enfin eu le temps de griffonner quelques paroles pour sa créa sur Strauss. Dans son atelier – un 2-pièces bordélique dans une cour du centre-ville –, il se rive sur son clavier pour en tester quelques-unes. Les valses viennoises ont pris cher : les voilà bardées d’insanités lubriques. C’est donc peut-être ça, la force centrifuge de toutes les activités d’Ivo Dimchev : le sexe. Très disert sur le sujet, le flamboyant Bulgare y rattache tout. Ironie du sort : à la découverte, jeune, de son homosexualité succède celle de la religion catholique, très présente dans son vocabulaire depuis. « Vers seize ans, j’ai publié une annonce dans un journal pour rencontrer des mecs, se souvient-il. Mais ce sont de jeunes évangélistes cathos qui ont frappé à ma porte, sans prévenir. C’était pour me détourner de l’homosexualité, alors qu’eux-mêmes étaient gays. En fin de compte, j’ai découvert la Bible et chanté à l’église avec eux. Selon moi, il y a quelque chose de chrétien dans le sexe : cela peut être un don de soi, notamment quand on le fait avec des inconnus. » Depuis, Ivo mélange tout : art et sexe, travail et amour, attirances esthétique et physique. Même Grindr le bloque fréquemment parce qu’il fait la promo de ses concerts sur l’application de rencontre – « Ils ne comprennent pas que je cherche aussi un mec ! » Mais l’amalgame entre l’amant et l’artiste a ses limites : celui qui vend des totebags à l’effigie de Freud ne croit pas en la sublimation. Selon l’inventeur de la psychanalyse, la libido s’évapore dans l’énergie créatrice, et inversement. « Au contraire : plus je travaille, plus j’ai besoin de baiser, observe-t-il. Le sexe, c’est sortir de son cerveau, se couper de sa créativité et retourner à l’état de nature. Souvent, je préfère ne pas connaître quelqu’un avant de coucher avec, pour ne pas le relier à quelque chose de social. Baiser, c’est se rapprocher de la nature. Comme une balade en forêt ! »
TROP FREAK POUR LA PRIDE
Aujourd’hui, la Bulgarie fait partie des pays européens les plus rigides sur les questions LGBT+, une réalité à laquelle Ivo se confronte au jour le jour. « On m’a invité à participer à la version bulgare d’Un Diner Presque Parfait. J’ai transformé cela en un véritable show dans mon salon. Par chance, les autres candidats étaient des gens assez intelligents. À la télé, je leur ai parlé de ma vie queer, de ma séropositivité et j’ai gagné le concours. Dans les médias bulgares, cela n’a eu aucun écho. En revanche, j’ai été visé par des menaces de mort. » Menaces réitérées au point d’être préoccupantes et de porter plainte. Pour que son signalement soit pris au sérieux, l’artiste a usé de sa visibilité et mis la pression sur les autorités, qui ont fini par y donner suite. « Autrement, ils n’auraient pas bougé. » Plus tard, c’est la presse conservatrice qui s’en prend à Ivo, dénonçant les subventions allouées à l’un de ses shows. « Mais cela s’est retourné en ma faveur. Entre temps, j’avais participé au podcast d’un évangéliste bulgare. L’éditorialiste qui m’avait dénigré a tellement aimé ce que j’y ai raconté qu’il a publiquement présenté ses excuses. » Dernière victoire en date : la Marche des Fiertés de Sofia – à laquelle répond systématiquement un défilé de nationalistes là-bas – l’invite pour la première fois à chanter sur son podium. « Jusqu’à aujourd’hui, ils me trouvaient trop extrême. »
La nonchalance de la capitale bulgare sied comme un gant à Ivo Dimchev, lui qui se plaît à dire que « la Bulgarie ne [le] mérite pas ». Depuis trois ans, le pays change fréquemment de gouvernement, mais c’est tout juste s’il est au courant. Dans les jours à venir, le performeur multitâche enchaîne plusieurs concerts en Suisse et, surtout, la première du truculent documentaire sur sa personne, à Munich. « Il faudrait que je prévienne mon père que je fais une sale blague sur lui dans le film : je ne pense pas qu’il était secrètement gay. » Le patriarche, qui soutient Trump à l’écran, appréciera. Aujourd’hui, Ivo se rend à une interview télé dans un centre d’art. L’attachée de presse de son grand concert d’octobre se serait-elle enfin réveillée ? « Même pas, c’est un entretien commandé pour les Festwochen. Quelle déception. Heureusement que j’ai un super plan cul qui m’attend cet après-midi. » Ivo s’éloigne sur la place du Palais National de la Culture. Le Mont Vitocha rayonne à l’horizon. C’est déjà l’été à Sofia.
Propos recueillis par Thomas Corlin
Photographie : Mihaela Aroyo, pour Mouvement
METCH, le 11 octobre dans le cadre du festival actoral à la Friche la Belle de Mai, Marseille
⇢ les 16 et 17 octobre dans le cadre du festival Les Inaccoutumés à la Ménagerie de verre, Paris
Crime Buddy le 15 octobre dans le cadre du festival Les Inaccoutumés à la Ménagerie de verre, Paris
The Selfie Concert, les 13 et 14 février dans le cadre du festival Antigel à la Maison Saint-Gervais, Genève (Suisse),
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