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Pour tout préambule, une anémone de mille tiges de bois se meut entre les barreaux d’une cage, jouant avec les rais de la lumière et les réverbérations métalliques. Au sol, à l’extérieur, gravite une masse multicolore et rampante. Et puis, la chrysalide éclot : un homme géant s’en élève, magnifié par les couches de vêtements bariolés, qui de cocon deviennent manteau, rehaussant sa longue barbe brune. Et d’une voix puissante : « J’ai eu trois maris, j’ai eu des trillions des billions d’enfants, entre autres une portée de 400. L’aîné s’appelle “Hurteran”. […] Ils sont en bas dans les bas-fonds, où on leur fait supporter des vices monstrueux. Ils ont le toupet de prendre mes enfants, de les cuire en pain et de me les donner à manger. […] Je suis le commencement du monde et j’ai vécu des siècles. » Le Chronos se racle le ventre nerveusement, fouille dans ses nippes. Ce qui naît sous nos yeux comme un conte, où le merveilleux côtoie l’angoisse, prend en réalité sa source dans les écrits qu’Olivier Martin-Salvan a exhumé de l’invisibilité voire de l’indifférence. Fouillant dans les archives de l’hôpital psychiatrique de Saint-Anne à Paris et puisant dans les Écrits bruts rassemblés par Michel Thévoz et publiés en 1979. Des textes « bruts » donc, auxquels le comédien et le musicien donnent chair et voix.

 

p. Raphaël Mesa

 

Faire transpirer la nécessité de dire

Ces dernières années, l’engouement du marché de l’art pour ce que Jean Dubuffet a appelé l’Art brut – une création libérée de tout académisme et de toute éducation à l’art – s’est cantonné aux productions plastiques. Rares sont ceux qui s’intéressent aux mots de ces autodidactes, souvent en marge de la société normée : en les interprétant, Olivier Martin-Salvan les reconnaît comme un art littéralement vivant. Faire vibrer et respirer ces langues, pétries d’allitérations, explosant les barrières de la grammaire et de la syntaxe, sans autre narration que le fil d’une pensée construite par éclairs, échos ou flux débordants : la performance est de taille. À l’issu d’un long travail de recherches et d’études, le comédien en incarne non seulement les auteurs – tantôt anonymes, tantôt identifiables – mais aussi leurs tics d’écriture : Jules Doudin, ouvrier agricole diagnostiqué schizophrène, se gratte le crâne jusqu’au sang ; Margueritte Pillonel, mère de famille, psalmodie des listes de courses ; Annette Libotte, qui ne croit pas à la mort de son mari dans les tranchées… Il les porte tous ensemble à travers cette robe multifacettes, créée par Clédat & Petitpierre, dont chacun des pans de tissus semble exhaler une existence entière. Dans sa cage, Philippe Foch traduit l’envers et le double musical de ces figures, pianotant sur des gongs, tambours mais aussi pierres, tubes d’acier ou encore néons à coups d’archer ou de scie. Entre les deux, dansent dans le clair-obscur les particules de poussières soulevées à chaque mouvement du comédien. Dans cette geste des âmes, littérature, théâtre, musique, lumière et costume sont mis sur un pied d’égalité, pour faire transpirer en chœur une sorte de nécessité à dire malgré tout l’appareil médico-judiciaire, mais aussi culturel, destiné à l’anesthésier à l’abris du regard de la société : « On s’amuse avec les gens calmes à les faire révolter pour que je parle plus bas », « Je vous foud mons pied sur lat geaullent si je Doit me soumettre a cette charozgnent je suis méprizer conptinutel lement ».

 

p. Raphaël Mesa

 

Tous des cons

Loin d’offrir la « folie » en pâture au public, Jacqueline en éclaire une dimension presque libertaire sans pour autant l’exotiser. Comme l’écrit sans détour Émile Josome Hodinos, graveur de médaille interné à 23 ans : « Les Jésuites des cons - Le Colège de France des Cons - L’Ecole de Médecine des Cons - Les Beaux Arts des Cons - Le Conservatoire de Musique des Cons - Toutes les Ecoles des Cons - La Médecine des Cons - Les Préfets des Cons - l’Hotel de Ville des Cons - Tous des Cons ». La clef de voûte de la pièce, dédiée à Jacqueline – patronne d’un institut de beauté avant son internement –, présente un personnage magistral, drapé à la manière d’un portrait en pied aristocratique. Sa langue à elle – ponctuée par des « et caetera » et des alitérations en K – renvoie à la face de la société comme il faut toute sa violence aliénante, avec une lucidité déconcertante : elle ne veut plus parler aux gens qui lui font du mal – « les hommes sont un sexe de brutes ». « Pourquoi moi je dois parler comme toi ? » avance-t-elle encore, en conversation avec son médecin. L’imprécision temporelle, renforcée par l’atmosphère du conte, n’est pas artificielle : si elles se sont réformées ou « modernisées » depuis la fin du XIXe siècle, les structures de contrôle social restent les mêmes à l’heure où porter un voile peut suffire à être éjecté de l’espace « républicain ». Outre l’horizontalité de la mise en scène, c’est bien le fait de faire résonner ces langues insubordonnées dans un théâtre – l’un des temples du français « virtuose » – qui renvoie à la lutte culturelle et idéologique en cours sur le terrain du langage. Quand les « experts » de la « gouvernance » vident le vocabulaire de son sens et imposent leur version du « vivre-ensemble », quand ceux qui hurlent à la novlangue orwelienne en multiplient les entrées, on se dit que les mots peuvent être la première des prisons ; et que c’est dans ces textes bruts, de chair et de sang, que l’on pénètre une certaine réalité. Il suffit de regarder le corps et la voix de cet homme se transformer à mesure qu’il les déverse sur la scène, et ce musicien qui finit par absorber les barreaux de sa cage à force d’en faire un instrument.

 

Jacqueline [ʒaklin], écrits d’art brut de Olivier Martin-Salvan, jusqu’au 7 novembre au Tandem, Arras ; le 17 décembre à l'Empreinte, Tulle ; du 10 au 15 janvier dans le cadre du festival Les Singuliers au Centquatre, Paris ; du 12 au 14 mars au Lieu unique, Nantes

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