CHARGEMENT...

spinner

Retourner à l’état de nature : remède ou dérive de l’humanité ? Au temps des Lumières, les cas d’enfants sauvages, de Marie-Angélique le Blanc à Victor de l’Aveyron, ont donné du grain à moudre aux philosophes comme aux scientifiques. Trois cent ans plus tard, Julie Delille renvoie Voltaire et Rousseau dos à dos. Avec Je suis la bête, pièce adaptée du roman homonyme d’Anne Sibran, la metteure en scène glisse dans la peau d’une enfant élevée loin des hommes, au cœur de la forêt.


Entrer dans l’univers de Julie Delille, c’est d’abord avancer les yeux fermés – littéralement, puisque sur scène règne un silence abyssal. Mais l’attente est sereine, formant comme une antichambre où le temps s’étire jusqu’à ce qu’une présence se révèle : une voix, calme et cristalline. Son récit, à la première personne et au présent, raconte le destin d’une enfant – deux ans à peine – abandonnée par ses parents au fond d’un placard. Pour survivre à l’oubli et à la faim, elle se fait adopter par une créature féline – quitte à gober ses chatons mort-nés pour rester son unique rejeton – et traverse l’orée du bois. Peu à peu, la petite d’homme prend goût au sang, affute son instinct de chasseuse, aiguise griffes et canines pour éviscérer ses proies. Elle y laissera bientôt ses propres plumes et se retrouvera catapultée dans son monde d’origine, là d’où elle vient.


Signant sa propre mise en scène, Julie Delille s’enveloppe dans une atmosphère ténébreuse, instable, mais d’une fluidité sans faille. Sons d’oiseaux et d’abeilles, lumières ondulatoires façon profondeur aquatique : la nature prend ses droits sur le plateau grâce aux créations ingénieusement stylisées d’Elsa Revol et Antoine Richard. Si la « bête » en scène n’est ni celle du Gévaudan, ni celle de Cocteau, elle n’est pas non plus de forme humaine. Découvrant tout juste le profil de son visage comme suspendu sous une lueur orangée, la comédienne reste tapie dans l’ombre, se déplaçant à quatre pattes, toujours sur le qui-vive. Mue par la loi du Talion, sa silhouette surgit furtivement de la pénombre, se fond dans les volutes de fumée et rampe sous une toile, comme prisonnière d’un sol mouvant.


Partagé entre le cru et le cruel, le texte d’Anne Sibran tient tous les sens en éveil. Les descriptions sanglantes frappent par leur puissance évocatrice et Julie Delille les incarne avec une clarté volontiers glaçante. À travers sa gestuelle zoomorphique se dévoile un corps étrange et étranger. Sa longue chevelure en cascade sur un dos courbé, elle semble évanescente, presque hallucinée sous les lumières pulsées de l’orage grondant. À l’inverse, dans le monde des hommes, le langage polarisé par un Verbe inaccessible – l’enfant apprend un « Notre Père » par cœur sans en comprendre le sens – perd sa superbe. Loin d’être salvatrice, la socialisation forcée de l’enfant, astreinte à la posture verticale, lui est plus douloureuse qu’une agression bestiale. Pour cet être entre deux mondes, l’humanité n’est plus une évidence mais une aliénation. Le temps d’une vision théâtrale furtive mais pénétrante, la bête se fait belle et se fait la belle, au défi des lois de la société.


Je suis la bête de Julie Delille, jusqu'au 4 avril au Théâtre Nanterre-Amandiers

Lire aussi

    Chargement...