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Il se passe cette chose d’étrange avec les idoles littéraires : elles ont été tant singées que quand on les lit sur le tard, l’original prend des airs de parodie. Pourtant, dans l’espace-temps qu’il offre à Marguerite Duras, Julien Gosselin parvient à nous faire entendre ses textes délestés du poids de l’histoire, dans l’urgence d’une première fois. Dix heures, onze propositions diamétralement opposées, mais la parole des acteurs presque toujours s’élance du noir, comme si, à leur tour, ils arrachaient en direct les mots du néant. Tel est peut-être le pouvoir d’un « musée » pensé pour le théâtre : créer tout autre chose que des statues.



Pour atteindre Duras autrement que fossilisée par le canon littéraire, le metteur en scène ne la fait pas tomber de son trône. Il fait comme si celui-ci n’existait pas. Il confronte alors l’icône dans une simplicité frontale, tout sauf naïve, et ouvre le champ pour la restituer aussi multiple, paradoxale et fuyante que les personnages et les situations qu’elle n’a cessé de peindre. Au fil de cette traversée haletante, dont la tension est entretenue par un compte à rebours de dix minutes à chaque pause, l’écrivaine dérive sur un continent toujours plus mystérieux et étranger. Mieux que « Détruire, dit-elle », elle dit : « C’est à votre incompréhension que je m’adresse toujours ». 



Chaque proposition est l’occasion d’appréhender l’autrice et son œuvre sous un nouveau jour et une nouvelle forme. L’occasion, aussi, de troubler l’objet de la représentation. Ce qui est mis en scène n’est jamais facilement cernable. Tantôt des histoires dans un naturalisme troublant – Suzanna Andler, La Musica deuxième, L’Amante anglaise. Tantôt l’écoute. Quand Rita Benmannana commence, clope au bec, La maladie de la mort, on ne sait ce qui bouleverse le plus : son personnage qui, les yeux cernés de larmes, raconte son incapacité à aimer ? Ou celui interprété par Jeanne Louis-Calixte qui, main sur l’enregistreur et le front plissé d’angoisse, lie son destin à celle dont elle consigne les paroles en se faisant témoin de son histoire ? À dire Duras en anglais, arabe, japonais ou dari, les acteurs nous poussent vers l’écran qui, chez Julien Gosselin, sera toujours plus qu’une surface de projection. Par celui-ci, c’est la lecture qui se matérialise sur scène, et son interprétation. En isolant des mots pour les projeter en gros, le metteur en scène colore légèrement notre réception. 



Mais c’est encore et toujours la langue qui se donne, dans sa nudité brute sublimée par la composition musicale de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde. Pour La Douleur, Louis Pencréac’h est enveloppé dans l’obscurité. L’attente du retour de Robert Antelme des camps de concentration et l’enfer de sa résurrection se matérialisent dans sa voix pâle, aux confins du murmure. Le corps statique, comme si lui aussi trompait la mort en la mimant, son visage sort progressivement des limbes sur les grands écrans qui projettent la scène filmée en direct. Ses traits fins, jusqu'au bout, restent prisonniers du flou de l’image. 



Sortir du musée


Parce qu’il ne fait pas de l’autrice une statue, donc, Julien Gosselin respecte sa vision d’un théâtre « lu, pas joué », sans décor, mais s’en détache également pour chahuter les limites du texte. Il emmène alors sa mise en scène du côté du rêve, du cinéma ou de la transe d’un concert. Et rend l’écrivaine dans sa lucidité comme ses aveuglements. Dans les effets d’échos qui s’affirment entre chaque texte, les obsessions durasiennes reviennent en ritournelles. L’alcool, la solitude, les odeurs enivrantes, le mystère de la violence des femmes, l’impossibilité de rencontrer réellement l’autre, le ressac des vagues en hiver, le fantôme des amours passés dont on ne se remet pas, les corps qui s’absentent au contact des autres ou du sommeil, cette mort qui n’arrive jamais qu’une seule fois. Le ridicule de ces vies où, trop vite, il est déjà trop tard.



Plutôt que d’effacer les aspérités, Musée Duras met d’emblée les pieds dedans. Première forme, L’homme assis dans le couloir s’écoute allongé sur scène et les yeux fermés, dans une position d’abandon trompeuse. Quand la scène se déploie, portée par Founémoussou Sissoko, et que le mot « porn » est projeté en immense, c’est « viol » que l’on pense. Deuxième forme, L’Amant. Aux confins de la danse, Alice Da Luz Gomes nous emmène dans la moiteur d’un désir assouvi pour la première fois entre une enfant de quinze ans et un homme élégant de trente. Quinze ans, ça crispe. Rien n’est commenté, rien n’est jugé. Pourquoi dire quoi que soit ? La distance parcourue se suffit à elle-même et rend possible une dramaturgie qui progresse, à partir de là, comme une réconciliation.



Comme l’écrivait récemment la chercheuse Laure Murat : « toutes les époques sont dégueulasses ». Et c’est bien, en creux, tout le XXe siècle qui se donne à lire en parcourant cette œuvre, n’en déplaise à ceux qui affirment doctement que Duras « n’est pas politique ». Un siècle de bruit et de fureur qui s'ouvre sur des formes d’anéantissement  inconnues jusqu’alors : les violences coloniales, le déni de la déportation juive comme prix de la paix imposée par De Gaulle, les femmes tondues, la prison du mariage et, indistinctement, les ambiguïtés de la seconde vague du féminisme qui ne pense l’émancipation qu’à la première personne et en singeant les hommes dans ce qu’ils ont de pire. La mise en scène de Julien Gosselin redouble cette lecture et insiste : furieusement moderne, électrisante, éprise de nouveauté et de vitesse, addictive – comme ce siècle dont on peine tant à sortir. On referme difficilement les portes de ce musée, avec un goût d’encore et le désir de le prolonger en construisant, au hasard, une bibliothèque. Là est le secret des adaptations réussies : celles-ci n’annulent pas l’œuvre, mais appellent au contraire à s’y plonger. C’est quelqu’un qui n’avait jamais réussi à lire Duras qui vous le dit. 



Musée Duras de Julien Gosselin a été présenté les 7 et 8 juin dans le cadre du Printemps des Comédiens au Domaine d’O, Montpellier


⇢ les 21 et 22 juin au Wiener Festwochen, Vienne

⇢ du 9 au 30 novembre aux Ateliers Berthier - Odéon, Paris

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