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Un entretien à retrouver dans le Mouvement n°119



Le calendrier fait bien les choses : le président de la République parle de « décivilisation » et la semaine suivante votre pièce jette en pâture un monde blanc à son zénith, jouissant dans la barbarie. Extinction rappelle les mots de Susan Sontag qui décrivait la race blanche comme « le cancer de l’histoire humaine », qu’importe ses accomplissements. Y a-t-il quelque chose à tirer de cette coïncidence ?


C’est arrivé au même moment, je ne pouvais pas le rater. La remarque du Président m’est apparue comme une erreur historique, et ce terme porte en lui un principe relativement raciste. La violence du monde blanc traverse plusieurs de mes pièces : dans 1993, des jeunes gens viennent de toute l’Europe pour abattre des migrants à Calais. Dans Le Passé, je m’intéresse à la bourgeoisie russe, et dans Extinction à celle de l’Ouest, la plus érudite qui soit. Selon moi, pour parler de cette violence, il fallait se pencher sur ces gens-là, cette élite. Je voulais qu’on regarde une dernière fois cette vieille Europe, qu’au fond on n’a plus envie de voir. Ma génération – et moi avec – avons grandi dans l’idée que le Paris de Proust ou les salons de Vienne incarnaient un idéal dont on aurait tous dû être nostalgiques. Dans l’imaginaire, ces endroits, c’est la beauté. Or, nous avons depuis compris que c’est un monde colonial, machiste – on connaît la liste. Toute une partie de la population considère que le pic de la civilisation blanche, c’était cela, et que nous sommes depuis sur le déclin, terme cher à Michel Onfray. Je pense l’inverse. La nouvelle génération d’artistes est souvent accusée de réduire les discours sous le joug d’un soi-disant « politiquement correct ». J’y vois pourtant une diversification des points de vue, avec de la puissance et du courage. Elle déploie un monde plus ouvert que celui que la mienne a déployé. J’avais aussi envie d’aller chercher au fond de la gauche – au théâtre, globalement, tout le monde est de gauche.



Sur la première partie du spectacle, vous invitez les spectateurs à participer à une scène de clubbing grandeur nature qui s’arrête brusquement pour faire place à une soirée d’érudits délurés. Faut-il y voir un parallèle ?


Il est inévitable qu’une partie du public se sente concernée, mais non ! En scindant ainsi le spectacle je voulais plutôt opposer des mondes, l’actuel puis l’ancien. Et aussi : je l’ai fait pour la pulsion de vie. J’aime regarder les gens danser. Il y a dans la physicalité quelque chose qui relève de l’espoir – c’est une sensation plus qu’une idée à proprement parler.



Extinction a d’ailleurs été créé à la Volksbühne de Berlin, capitale de la techno et du clubbing. Cette culture de la fête fascine toute une frange des arts vivants. En avez-vous fait directement l’expérience ?


Pas du tout. Regarder les gens danser, c’est puissant, mais je suis incapable d’esquisser le moindre mouvement. Je ne danse pas, je n’ai jamais clubbé à Berlin. J’ai peur de ces endroits, de la drogue, de voir mes amis drogués, même si ça se calme avec le temps, j’ai travaillé là-dessus. La libération par l’excès me fait plus peur qu’autre chose. Ça vient probablement d’une culture familiale très pudique, selon laquelle on n’a pas le droit de se faire du mal. Pourtant, mes acteurs vont souvent clubber, au Berghain ou ailleurs. Quand ils m’expliquent que ça commence vraiment à 2 heures du mat’, ça me tétanise. Je déteste boire après manger, je suis gastronome, je veux boire du bon vin. Au mieux, après dîner, je prends un digestif, mais grosso modo à 22h30 la soirée est terminée. En tant que spectateur, sur la première partie d’Extinction, je serais allé boire, parce que j’aime ça, puis j’aurais rejoint les gradins pour regarder les autres danser. Le corps du metteur en scène, ce n’est pas celui des acteurs ou des danseurs. Sinon ça se saurait, ils n’auraient pas autant d’embonpoint ! Ma joie de metteur en scène, c’est de ne pas avoir à engager mon corps socialement, dans le regard des autres. On m’autorise ce qu’on autorise à peu de gens : être respecté tout en restant en retrait, dans une position de regard. C’est aussi pour ça que je mets de la vidéo sur scène : j’ai du mal à regarder les humains de façon directe, j’ai besoin de les mettre à distance. L’image me permet de créer de la beauté, du sens, pour dépasser cela.



Extinction contient pourtant un programme pour le corps. Clubbing, puis long tunnel théâtral, et un monologue pour nous achever. En répétition, vous dites à vos comédiens qu’il faut que « le public soit mécontent ». Que cherchez-vous dans ce dissensus ?


À vrai dire, je le pense de moins en moins. Je ne réfléchis même plus en termes de réception. Mais oui, le spectacle est pénible. Idéalement, je voulais que les gens soient un peu saouls pour recevoir la seconde partie, ou du moins dans un état particulier. Mais ils ne boivent pas assez – le bar sur scène au premier acte est pourtant gratuit. L’idée, c’est que leur corps ressente cette brisure entre un ancien et un nouveau monde. Et cette brisure, on doit aussi la retrouver dans la salle : une partie du public est sans doute heureuse de voir autre chose que du théâtre et d’en faire l’expérience par le corps, une autre refuse probablement cela pour les raisons opposées. Pour moi, le dissensus est là, et il ouvre un terrain fertile. Ce n’est pas une simple volonté de provocation. Mes spectacles jouent dans des grandes salles, devant des publics larges, disons « classiques », du théâtre. Dans ces contextes, d’ailleurs, j’entends encore souvent que ce que je fais n’est pas du théâtre. Ce sont souvent des jeunes, attachés à une idée qui leur a été transmise – des corps sur scène, voire le rideau et les trois coups. Mes pièces peuvent provoquer chez eux de la déception, de la colère, et je le comprends.






Éprouvant dans sa forme, le spectacle peut aussi paraître plombant dans son contenu. Une grande misanthropie domine ce tableau d’une société qui nous insupporte. Vous placez toutefois une lueur d’espoir en bout de chemin, mais il n’est pas toujours donné de la saisir. Cette misanthropie sociale, est-ce seulement un motif, ou vraiment la vôtre ?


Il y a dix ans, à l’époque de mon adaptation de Michel Houellebecq, des jeunes gens, souvent des femmes d’ailleurs, me disaient : « Le monde, c’est pas ça. » Et je ne le comprenais pas. Aujourd’hui, on me le dit toujours mais ça m’intéresse davantage. Chacun de mes spectacles contient au moins un personnage détestable, mais c’est la première fois que je dépeins une société entière que je n’aime pas. Pourtant, le théâtre est un exercice compassionnel, et je n’aime pas juger les gens. Mais pour faire du théâtre, j’ai besoin d’aller contre moi-même, contre des idées générales que l’on se fait du monde, contre le monde lui-même. Ce n’est pas un instrument de citoyenneté, d’explicitation de certaines données. Je travaille donc le négatif alors que ce n’est pas ma nature. Il y a un haut degré de nihilisme dans Extinction, une extrême colère portée à un niveau de folie, touchant à des questions vastes. Comment vivre avec les autres ? Comment être seul ? Une fois, pendant une répétition du monologue, lorsque la jeune femme dit qu’elle prétend aimer la solitude mais qu’elle n’y parvient pas parce que cela la rend folle, j’ai éclaté en sanglots. J’ai très peur moi-même de la solitude, je suis très entouré, je suis incapable d’être seul. C’est peut-être paradoxal, mais les mots de Thomas Bernhard ne me minent pas, ils me rendent même heureux et vivant. 



Il en va de même pour la violence sur scène. Les artistes la représentent le plus souvent sans en avoir fait l’expérience. Les arts, notamment européens, s’abreuvent de ces passions fortes. Cette violence traduit-elle malgré tout une humeur chez vous ?


Je suis incapable de voir des films violents. J’ai peur quand les gens tirent sur d’autres gens. Tarantino, je ne peux pas. En revanche, j’ai été marqué, adolescent, par le cinéma de Pasolini, de Lars Von Trier, de Michael Haneke. Je comprends la façon dont ils traitent la violence. Ils l’examinent depuis une position intellectuelle, morale, pas documentaire. Cela peut avoir quelque chose de dégoûtant. J’ai moi-même produit un objet violent sur la violence alors que je ne pense pas que ça soit tout à fait ce qu’il faut faire. Produire une pièce, c’est manipuler des choses très profondes, qui nous dépassent souvent, puis les contrôler par la dramaturgie pour ne pas rester dans la pulsion pure.



Cette violence, c’est aussi celle des visions de fin du monde, élément omniprésent dans notre culture au point d’en constituer un repère moral. C’est le cas pour vous ?


Dans la pièce, cette fin, c’est ce moment où une société surcivilisée s’autodétruit et où la nature reprend ses droits, recouvrant tout ce qui est culturel. J’ai traversé une phase dépressive avant le Covid. Mon état d’esprit pendant cette période-là, c’était : « Rien n’a de valeur, rien n’existe, à quoi bon ? » Cela touchait jusqu’à ma pratique du théâtre. J’appartiens à une génération interstitielle, entre deux mondes, aussi passionnante qu’inconfortable. Les précédentes ont été marquées par la guerre, et leurs artistes vivaient dans la croyance que les choses produites resteraient historiquement, au sens que l’écriture puisse être millénaire. Or, ma génération est une des premières à accepter que la production artistique relève de l’immédiateté, qu’elle ne reste pas dans le temps. Cet art ne vit que pour contenter les gens de son époque. Le théâtre, par définition, ça ne reste pas, c’est pour maintenant. J’avais jusque là vécu de façon charnelle cette idée de disparition, d’une œuvre qui ne pourrait pas être transmise sur des siècles. Mais, en dépression, c’est devenu une douleur. L’immédiateté, c’est le triomphe du divertissement. J’ai dû retrouver espoir dans l’idée que proposer quelque chose à mes contemporains était une raison valable de faire de l’art, et j’en doute encore aujourd’hui. Cette mutation a un impact sur les fonctions que l’on donne à l’art. Par exemple, ma génération plaçait la recherche esthétique comme point culminant, tandis que la nouvelle privilégie la tentative thématique. Pour les jeunes, l’autonomie de l’art, c’est dépassé.



Ne pas divertir ses semblables, ne pas tomber dans la séduction, le spectaculaire : c’est le point de crise entre esthétique et politique. Peut-on, réellement, éviter cet écueil ?


Parfois, on tombe quand même dedans, tant pis. Il me semble cependant assez clair que mon but n’est pas le spectaculaire. L’écueil à éviter, aujourd’hui, ce serait plutôt de parler du libéralisme avec les armes du libéralisme. Cette critique, je peux la produire en regardant le travail des autres, et le mien. Les attaques sur mon usage de la vidéo, c’est normal. Moi-même je n’aime pas ça sur scène, on en a marre, et ce n’est pas toujours intéressant. Pourtant, je ne suis pas là pour raconter des histoires ni pour « attirer de nouveaux spectateurs au théâtre par l’image ». Les formes esthétiques du libéralisme reproduisent du connu, dans un but de mimesis pure. Ça, c’est la sitcom. Le théâtre, lui, est un des endroits où il est encore possible de voir des choses dont on n’avait pas idée. Le divertissement a nécessairement une fin, il a besoin d’un avant et d’un après. Dans le divertissement, on est là pour un certain temps, on est protégé dans son espace, on a prévu un restaurant après, ça va être super. Puis c’est fini. Au contraire, je veux que les spectateurs prennent place à l’intérieur de quelque chose hors de la vie. Parfois, quand on lit un livre, le monde autour disparaît. Le réel peut devenir ce qu’on lit. L’expérience du clubbing, aussi, est une expérience qui peut devenir le monde quand on la vit.



Et par chance, en France, le théâtre est une expérience subventionnée. Lors d’une mise en abyme entre deux actes, un de vos personnages, par les mots de Bernhard, fustige le modèle subventionné et se moque de la pièce elle-même. À l’heure où plusieurs lieux sont fragilisés par leurs collectivités, le trait d’humour est coriace, surtout venant d’un metteur en scène aux productions opulentes. Là encore, ce sont vos propres doutes qui parlent ?


Jusqu’ici, une seule personne a hué ce passage, et encore, pas pour ce qu’il contient. D’autres ont ri, certaines ont même pleuré, sans adhérer au sentiment politique du personnage. Sur la raison de sa présence, c’est encore un désir d’avoir quelqu’un contre la pièce, en son sein, qu’importent les raisons. Sur le contenu, je ne sais pas si c’est à moi d’en parler. Les subventions internationales me permettent de faire des grandes formes dans des grands espaces. Est-ce que c’est ce qu’il faudra faire dans les années à venir ? Je n’en suis pas sûr. À un moment, je ne pourrai sans doute plus le faire. Pour l’instant, avec ces moyens-là, j’essaie de produire le théâtre le plus puissant et le plus intéressant possible, mais ça reste une position intenable. Tous ces moyens, ça peut produire de la colère, je le comprends. Ça me questionne, mon prochain spectacle sera d’ailleurs plus léger. Concernant le principe de subvention, je ne suis pas tout à fait un défenseur de l’art pour l’art. Mais de grandes formes peuvent changer la vie de beaucoup de monde. En 10 ans de tournée dans toute l’Europe, j’en témoigne, et je ne dis pas ça pour justifier mon geste. Des pays comme l’Espagne ou l’Italie ne financent plus de tels spectacles. Il faut donc se battre pour que puissent exister des objets de taille dont la vocation n’est que l’expérience esthétique. Il me semble enfin qu’un des plus grands honneurs d’un pays, d’une ville, d’un territoire, c’est de financer des formes dont le contenu leur sera peut-être entièrement opposé, voire représentera un danger à leur encontre. Si les pouvoirs publics cessent de penser ainsi, c’est le début de la fin.



Propos recueillis par Thomas Corlin



Extinction, le 18 novembre au Phénix, Valenciennes, dans le cadre du NEXT festival ; du 29 novembre au 6 décembre au Théâtre de la Ville, Paris, dans le cadre du Festival d’Automne

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