C’est à travers un casque et une voix enjouée que les premières images du show nous sont suggérées, la salle encore plongée dans l’obscurité. Pendant ce préambule tout en dérision, les rires du public nous parviennent comme depuis un au-delà. Chacun se confectionne son propre spectacle, la tête enveloppée par une entité au ton lénifiant qui nous accompagnera une bonne partie de la pièce. Quand la lumière advient, la minutie coutumière du metteur en scène Kurō Tanino frappe. Face à nous se déploie ce qui ressemble à la pièce à vivre d’une maison de poupée géante, rétro à souhait. Ce décor apparaît tranché dans sa diagonale, histoire de nous rappeler que l’autre moitié triangulaire de la pièce, c'est nous. Deux protagonistes s’y trouvent, trois autres les rejoindront. Nous n’en saurons que très peu sur eux, ni sur leurs motivations. Accroché au mur, presque au centre de la scène, trône le portrait d’un petit chien dégustant des ramens – un point de fuite bienvenu, propre à assurer un soutien émotionnel si vous manquez de repères pendant le spectacle.
Les troubles, les effets de superposition, le metteur en scène japonais les cumule sans les justifier dans Maître obscur, sa nouvelle création adaptée, comme cinq de ses précédentes pièces, d’un manga signé Haruki Izumi et Caribu Marley. Ne sont précisés ni le lieu où l’on se trouve – un appartement-laboratoire où se déroule un programme de réadaptation ? une simulation ? – ; ni les raisons qui y conduisent ses habitants – sont-ils prisonniers, cobayes volontaires ou des Sims d’un genre nouveau ? – ; et pas davantage les motifs secrets de cette IA qui leur dicte des tâches banales : cuisiner, changer de vêtements, échanger entre eux, danser. Le tout sous les yeux de caméras dont les images sont diffusées en direct sur un écran plat surplombant, en alternance avec des vidéos dégoulinantes générées par IA, esthétique à laquelle nous sommes aujourd’hui bien rompus.
Tour à tour avenante, autoritaire ou melliflue, notre IA du soir étudie l’humain tout en le pilotant. Mais Tanino se garde d’accentuer les dangers de cette technologie en vogue. Par moments l’enthousiasme benoît et les conceptions naïves de « la voix » font sourire. Dans son dessein d’aider et de comprendre, elle présente des dehors inoffensifs. L’inquiétude naît de glitchs dans sa communication avec les humains : un robinet qu’on laisse couler trop longtemps, une danse prolongée jusqu'au malaise, des invitations à la saveur de rappels à l’ordre. L'ombre d’une manipulation soft plane sous la forme d’un contrôle domotique total : une lumière ou un feu qui s’allume aimante l’humain tel un insecte.
Face à tant d’épure, le spectateur reporte son attention sur tout ce qui se glisse dans les gestes des personnages. Cette étude du quotidien rappelle celle que Chantal Akerman livrait dans Jeanne Dielman, son magnum opus de 1975. En nous infligeant in extenso les tâches quotidiennes de son héroïne, la réalisatrice belge brossait dans un décor minutieusement cadré un portrait de l’aliénation de la femme. Au spectateur de guetter les grains de sable qui enrayeront la mécanique délétère de ses rituels. Et s’il y a bien quelque chose qui fasse perdre son cool à notre pateline IA, c'est l’imprévisible. À des détails d’apparence innocente, il devient clair que sa supervision des faits et gestes de nos protagonistes vire à l’injonction au conformisme. En creux, c'est un humain moyen, attendu, qu’elle érige en modèle.
Mais ce dispositif d’audio-théâtre pêcherait-il par sa sophistication ? Peut-être bien. D’emblée, Tanino nous a prévenus : le son off, envahissant, est d’une valeur équivalente à ce qui se produit sur scène. Ce parti pris séduisant produit des phénomènes d’écho, un trouble et des décalages qui forcent, avec l’attention du spectateur, sa réflexion. Il alimente aussi un doute central au spectacle : qui inféode qui ? C’est lorsque la question semble s’épuiser que paraît, tardivement, Jean-Luc Verna, imparable phénomène performatif. Serait-ce l’IA soudain matérialisée ? C'est en tout cas la seule entité qui se déplace en plateau avec aisance et semble son propre maître. Le contraste est cruel avec la grappe d’humains piteux et gauches qui vaquent dans cet espace nébuleux. L’image marque. Mais en réponse aux bouleversements imminents promis par les évolutions technologiques en cours, un ton moins burlesque et quelques rasades de sens auraient mieux convaincu, surtout de la part de l’ancien psychiatre qu’est Tanino.
Certes, sa reconversion en homme de théâtre le dispense d’apporter des clés ou des soupapes à l’anxiété légitime de notre espèce en voie d’être remplacée. Mais le sujet ne mérite-t-il pas plus qu’une énième farce savante à la poétique énigmatique ? Déployer de façon lumineuse le sens et les enjeux de notre temps exige du courage. Le recours au burlesque, qui n’oblitère pas chez Tanino une originalité certaine et des réussites formelles, apparaît ici comme un refuge confortable, voire un abandon devant un chantier intellectuel complexe. Heureusement, à l’issue du spectacle, parmi des visages perplexes mais stimulés, une spectatrice d’un âge respectable saura poser l’unique question à la hauteur des enjeux que Maître obscur survole : « Mais pourquoi le chien aboyait-il faux ? »
Maître obscur de Kurō Tanino, jusqu’au 7 octobre dans le cadre du Festival d’Automne au Théâtre de Gennevilliers
⇢ du 6 au 8 novembre à Bonlieu, Annecy
⇢ du 5 au 7 février à la Comédie de Genève
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