Vous datez l’éloignement du public populaire au début des années 1970 en France. Quelle transformation connaît le paysage théâtral à cette époque ?
Après-guerre, l’action de l’État sur le théâtre consiste à accompagner des troupes locales déjà en fonction. Les pratiques amateures, les ateliers, l’échange avec le public, font partie de la routine de ces troupes, alors appelées « centres dramatiques ». Dans les années 1960, il était même courant de retravailler les textes et les pièces en fonction des réactions d’un premier public – reformuler par ici, ajouter un peu d’humour ou de rythme par-là. C’était le cas de Gabriel Garran à la Commune d’Aubervilliers, par exemple. Cela n’était pas vécu comme une atteinte à la liberté de création, au contraire.
Le secteur se professionnalise ensuite, avec un tournant au milieu des années 1970. Le ministère des Affaires Culturelles nomme les directeurs des Maisons de la Culture qui viennent d’ouvrir. Il prend ensuite la main sur celles des Centres Dramatique après le départ à la retraite des pionniers. La logique de nomination par l’Etat s’impose à partir de là et le profil des directeurs évolue : moins marqué par l’éducation populaire, plus diplômé. Dans le sillage de 68, l’accent est mis sur le renouvellement esthétique et la création. La génération précédente est ainsi ringardisée, et avec elle le travail de relations avec le public. L’intervention de l’État s’étend au nom du soutien aux artistes et se légitime grâce à des personnalités étiquetées « avant-garde » à des postes clés de la culture, et ce, dès le mandat de Giscard.
Qu’indiquent les courbes de fréquentation des théâtres à partir de là ?
Au cours des années 1970, elles s’effondrent dans les théâtres dont les directions ont changé depuis peu. Les postes liés à l’animation sont fréquemment supprimés et le gros des budgets est fléché vers la production des spectacles. Dans le contexte politisé de la décennie, le public se maintient dans les discours mais, dans les faits, il quitte les préoccupations des théâtres. Il y réapparaît dans les années 1980 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, mais sous une autre forme. La notion de public se technicise et perd de sa teneur politique. Le travail auprès des classes populaires se raréfie et les lieux se resserrent autour d’une clientèle de connaisseurs, en harmonie avec les orientations artistiques portées par l’avant-garde aux manettes.
Dans les années 1980, beaucoup d’argent arrive dans les théâtres et les artistes du moment en profitent à plein, comme Patrice Chéreau ou Jean Pierre Vincent. La subversion formelle tient lieu d’action politique, c’est le crédo hérité du courant structuraliste qui guide le monde des idées depuis les années 60. La liberté de création l’emporte donc sur toute autre considération. L’engagement est toujours de mise, mais il se déplace sur des causes plus « humanistes » que « sociales ». Certes, les tutelles demandent encore des comptes sur la fréquentation, mais des salles peu remplies n’inquièteront pas un directeur.
Cette transformation n’incombe-t-elle qu’à un changement de programmation ?
Plus généralement, à cette époque, le théâtre perd de vue la fraction la plus populaire des travailleurs qui constituaient auparavant une cible privilégiée. Les syndicats eux-mêmes – relais importants entre théâtre et classes populaires dans les années 1960 – n’envisagent plus la culture comme un vecteur privilégié d’émancipation sociale au service du monde ouvrier. Ainsi, les comités d’entreprise cessent d’inviter au théâtre – ils fonctionnent aujourd’hui selon une logique de bons d’achat qui profite au privé, quand ils ne sont pas sous-traités en externe. Cet éloignement se lit aussi dans l’imaginaire collectif, où le « travailleur » a été remplacé par l’entreprise. Celle-ci n’est plus conçue comme un espace privilégié permettant de toucher les classes laborieuses mais comme un mécène possible. Lorsque les salariés sont ciblés, il s’agit majoritairement des cadres aisés dont l’accès aux arts est déjà garanti s’ils le souhaitent.
Dans les années 1980, les profils recrutés au sein des théâtres mutent : ils sont plus universitaires, diplômés, intellectuels. Cette transformation est analogue dans les partis de gauche. Au parti communiste notamment, les cadres ne sont plus de simples militants, mais des gens qualifiés. C’est toute une lecture classiste de la société qui est abandonnée à cette époque, en politique comme dans les arts. Dans la sémantique des lieux, la vocation populaire du théâtre s’estompe et la notion de « public » est supplantée par celle de « spectateur ». Dans les débats universitaires, on renonce aux approches trop sociologiques du public (qui en révèlent l’homogénéité) au profit de la réception individuelle de l’art. Considérer que certains spectacles requièrent des clefs de compréhension est jugé démagogique, toute esthétique est censée pouvoir toucher tout public. Or, cela est manifestement plus compliqué.
Quid alors du travail d’animation et de relations publiques, très poussé dans certains équipements ?
Jusqu’à la fin des années 60, les directeurs de lieu étaient familiers des missions d’animation et certains des animateurs étaient eux-mêmes issus du monde ouvrier. Après avoir été évacués des organigrammes pendant un temps, les animateurs ont ré-émergé sous un autre profil dans les années 1980. Jack Lang a contribué à lancer des formations universitaires à cet effet. Pour autant, le travail d’animation a été relégué en bas de la hiérarchie dans la majorité des théâtres. Simultanément, l’action de ces médiateurs s’est recentrée sur les actions scolaires et les publics dits « empêchés » ou « éloignés » - détenus, personnes en situation de handicap ou en grande difficulté sociale. Cela exclut de fait une grande fraction des classes populaires.
Aujourd’hui, ces postes de chargés de relations publiques sont souvent précaires, mal payés, avec des moyens limités, et subissent un fort turnover. Les médiateurs qui les occupent sont des jeunes souvent issus de milieux populaires, animés par un idéal de démocratisation. Hélas, une fois sur place, ils essuient souvent l’indisponibilité des artistes en résidence, voire la méfiance des publics visés, qui craignent de n’être encore qu’un faire-valoir. Nombre d’entre eux jettent l’éponge au profit d’un travail plus proche du plateau, davantage valorisé. Ce constat ne doit cependant pas éclipser le remarquable investissement de nombreux équipements à cet endroit, à l’instar de la MC93 en Seine-Saint-Denis.
Vous reproduisez dans le livre les mots d’un ouvrier lors d’un débat public au Théâtre de Gennevilliers dans les années 1980. Il pointe une absence de choix entre, d’un côté, les productions trop intellectuelles du circuit public (« le gars s’endort ») et, de l’autre, le divertissement pur et dur proposé par les théâtres privés (« ils nous prennent pour des cons »). D’après lui, les deux camps sont aussi malhonnêtes l’un que l’autre. Ce fossé s’est-il comblé depuis et le démarquage public/privé s’est-il assoupli ?
Aujourd’hui, la distinction entre privé et public s’est atténuée. En matière de programmation d’abord, les mondes se rencontrent plus fréquemment : l’humour a de tout temps assuré cette passerelle, même si celui du public n’est pas celui du privé. Des comédiens comme Vincent Dedienne, issus du giron subventionné mais popularisés par les médias, permettent aux scènes nationales d’attirer le grand public, et une compagnie comme Les Chiens de Navarre navigue aisément entre les types de lieux. De l’autre côté, des entrepreneurs privés investissent désormais sur de nouvelles esthétiques, et non plus seulement sur du divertissement. Enfin, les habitudes culturelles des spectateurs avertis se sont diversifiées – regarder Netflix et du théâtre de création n’est plus incompatible. Cela se vérifie moins chez les classes populaires, qui boudent encore largement le théâtre public.
Rappelons aussi que l’offre subventionnée varie selon les territoires. En périphérie ou zone rurale, les programmateurs cherchent l’équilibre entre propositions tout public et incursions dans la nouvelle création pour conserver la reconnaissance du cercle professionnel. Dans les grandes villes, cette pression n’existe pas ou elle est moindre, y compris dans les théâtres de banlieue où, il faut bien l’avouer, les spectateurs viennent pour la plupart du centre-ville.
> Quand l’art chasse le populaire – Socio-histoire du théâtre public en France depuis 1945 de Marjorie Glas, éditions Agone
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