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Sur un plateau cerclé de planches de bois aux couleurs vives, une poignée d’interprètes aux tenues bigarrées s’élancent en diagonales survoltées. Ils tournoient, enchaînent glissades et sauts, puis s’arrêtent en pleine course pour se saisir d’un objet étrange ou prendre des poses de sphinges. Clap de mains, et c’est reparti, comme dans un jeu de cour de récréation dont ils seraient seuls à connaître les règles, et qu’ils filment tour à tour en direct avec un smartphone. À mesure que la création sonore d’Alexandre Badel augmente son emprise, leur énergie communicative envahit les gradins où quelques spectateurs suivent en même temps, sur leurs téléphones, la vidéo tournée sous nos yeux. Même à ne pas faire d’aller-retour entre la scène et l’écran, il y a trop à voir, beaucoup trop. Et c’est loin d’être un détail.


Dernière création de la collection des « pièces distinguées » – projet de vie que s’est donné La Ribot en 1993 et qui devrait, à terme, compter cent objets artistiques – DIEstinguished pousse au plus loin le concept de « corps opérateur ». Non seulement parce qu’il nous est donné à voir à la fois les coulisses et le résultat de cette technique de réalisation – un plan séquence caméra au poing, restituant le point de vue du corps dansant. Mais surtout parce que ce dispositif déclenche une cascade de renversements.


Le premier, non des moindres, touche le smartphone. Totem de notre société de l’image, il produit tout autre chose dans DIEstinguished : un continuum de mouvement infini et inassimilable. Dès que l’on croit saisir quelque chose, un geste venu de la culture populaire comme le fameux kaméa-méa de Dragon ball Z ou un tableau de corps, il se fond, se transforme et nous échappe. Le second touche les objets. À mesure que la scène s’emplit de tissus, de fringues et d’appareils en tout genre, la critique de la saturation de notre monde se double d’une forme de réenchantement. Ici, pas de technologies zombies orientées vers un usage unique, mais des objets couteau-suisse, utiles à tout comme à rien, détournés de leur usage en fonction de l’imagination des interprètes qui les manipulent. Le troisième touche les corps, qui s’aimantent et s’entremêlent jusqu’à flouter les frontières les séparant, formant des identités nouvelles, indéfinissables et donc ingouvernables. Ce n’est pas un hasard si des bribes d’Un appartement sur Uranus de Paul B. Preciado se glissent parmi une série de lieux communs (et d’extraits d’une grammaire espagnole !) énoncés avec quelque ironie en dernière partie de spectacle. Les citations du philosophe en appellent à la puissance politique de la métamorphose sans kidnapper le sens de la pièce, ni faire autorité.


Sans discours surplombant, rayonnant d’exubérance comme de douceur, le mouvement perpétuel de corps et d’objets de DIEstinguished fait résistance en échappant aux formes consommables. Face au nouvel esprit du capitalisme et à son pouvoir de transformer en marchandise jusqu’à nos intimités et nos combats politiques, voilà ce que peut le savoir critique de la danse.



> DIEstinguished de La Ribot a été présenté du 20 au 22 janvier au Théâtre Vidy-Lausanne dans le cadre de son week-end de réouverture. Les 3 et 4 mars au Théâtre Les Halles, Sierre

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