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Grand scénariste de la mise en abyme, Charlie Kaufman s’est essayé derrière la caméra en 2008 avec Synecdoche, New York. Dans ce lost classic, un metteur en scène (Philip Seymour Hoffman à son sommet) dont la vie privée s’est sèchement écroulée, s’enfonce dans la production d’un grand-œuvre englobant toute son existence, au point d’entraîner ses proches et ses comédiens dans un tournage qui mue en spirale récursive. C’est une perte d’équilibre similaire que cherche à connaître Laurent Bazin dans sa dernière création Trois contrefaçons. Le prétexte : une relation inaboutie qu’il a entretenue avec une inscrutable doctorante roumaine au comportement d’influençeuse. Après une série de formes semi-numériques, s’il fait là son retour sur une scène en dur, c’est pour la replacer à la lisière entre réalité et virtualité, usant de la situation théâtrale pour sa facticité et la duplicité de ceux qui l’activent sur scène et en salle.


Et voilà donc encore du « méta », comme la jeune création en produit toujours plus, en résonance – peut-on supposer – avec notre époque des vérités alternatives et de la contagion du fake. En effet le théâtre, terreau de l’illusion et du mensonge, s’ausculte, s’expérimente et expose sa tuyauterie à longueur de pièces ces dernières années – voyez du côté de Maxime Kurvers, d’El Conde De Torrefiel, ou encore du duo Cardellini/Gonzalès et de la compagnie l’Unanime qui tournent chacun ces temps-ci un spectacle intitulé… Un Spectacle. Trois contrefaçons vibre de cette même passion tautologique mais la relie aux turpitudes auto-fictionnelles d’un metteur en scène pris dans un tendre cabotinage d’artiste en quête d’absolu. Un peu Woody Allen dans Deconstructing Harry, un peu Jean Pierre Léaud traquant Maria Schneider avec une équipe de cinéma dans Le Dernier tango à Paris, mais aussi un peu Pippo Delbono dirigeant micro à la main depuis les gradins, Laurent Bazin veut mettre en crise l’écart séparant la vie de sa représentation. Tout ceci en direct, sur le plateau, avec ses comédiens, au nom d’une crypto-romance fumeuse – et il y arrive, quoique n’importe comment.


Concours de baronnades


Impossible de le nier : c’est foireux mais avec ce qu’il faut de panache. L’entreprise se décline en trois segments aux coutures plus qu’apparentes, mais se tient par une écriture de valeur et un maillage philosophique truffé d’indices (la perception chez Merleau-Ponty, le réel selon Hegel, etc). Le premier pose le pitch sous des airs de répétition publique sur plateau dépouillé, dans une ambiguïté entretenue par petites touches : texte à la main, les interprètes échangent avec le metteur en scène sur son idylle réelle ou fantasmée à Bucarest, lisent des extraits de ses « cahiers », entament des impros, le tout dans une salle tous projos allumés. Pour empêcher un excès de complaisance, l’équipe conclut un pacte avec le public : elle l'instruit d’un mot de passe à prononcer s’il n’aime pas ce qu’il voit. Mais, on s’en doute, le dispositif est pipé. Dans les gradins, les baronnades s’enchaînent : de faux spectateurs passent au plateau, changent de place, invectivent la scène – « pourquoi vous faîtes ça ? », « on a besoin d’un résumé critique pour un projet scolaire ! », « on comprend rien ! ». Puis, brusquement, quand le vrai-faux débraillé fatigue, le noir se fait et un numéro très ficelé prend place sur une table en papier doré entre le comédien Fabien Joubert et la danseuse Chloé Sourbet (en spandex bleu), taillant un portrait acéré de la muse en Barbie divinisée. Ici, ça joue sans filet, mais sur un filet quand même.


©Sven Andersen


Franchir la ligne rouge


Si la forme se précise, les intentions se brouillent sur les deux actes suivants. Laurent Bazin remisé en coulisse, ses interprètes prennent la main sur la scène et la narration : direction Venise, la cité du faux. Le poète éconduit y traîne sa compagnie pour un tournage gonzo. Des montages de rushes sont diffusés à chaque représentation. Ce soir, après une vidéo d’art potache à coup de toiles vénitiennes et d’émojis cacas, l’affaire tourne au canular douteux sur la suivante. Dans celle-ci, Bazin révèle à demi-mot, en ligne, sa liaison avec le mari américain de sa pseudo-amante (une autre vidéo relate une engueulade entre lui et sa compagnie, lasse de ses errances). D’une digression sur le simulacre, Trois contrefaçons passe soudain au franchissement du quatrième mur, et Bazin de virer performeur kamikaze, rappelant les mises en danger de l’Anglais Kim Noble. « Tout le monde se dit joueur mais ça joue peu », regrettait-il en début de pièce. Mais cette fois-ci, il ne joue plus.


Changement de ton encore, pour finir sur un tableau de liesse mélancolique. Dans le même flottement, nous voilà à Ibiza par temps de Covid, où Bazin se fait poser un lapin et dérive en solo - Mort À Venise, mais dans les Baléares. Sur scène, ce qui se passe ressemble peu ou prou à Crowd de Gisèle Vienne repris par l’atelier amateur de la Maison des Assos, piloté à main levée par le metteur en scène et narré par un comédien. À l’image de sa démesure, c’est donc dans les volutes d’une fête fantôme que s’évanouit Trois contrefaçons, essoufflé à tant courir après ses ambitions. Mais sa chute lyrique ne couronne pas grand-chose, tant l’intérêt se trouve ici dans la tension de l’inachevé. Bien au-delà de son récit sentimental, Laurent Bazin cherche l’inatteignable : ce surcroît de charme, de jeu et de risque qu’attribue l’art au réel en l’imitant. Rien ne tient tout à fait debout dans ce nouveau spectacle et ce malgré la solidité de ses interprètes qui raccrochent vaillamment les wagons. Son objet nécessite bien plus qu’une pièce (et plus encore de spandex) : appliquer le fameux adage du plasticien Robert Filliou aux arts de la scène, et ainsi faire que « le théâtre soit ce qui rende la vie plus intéressante que le théâtre » .




> Trois contrefaçons de Laurent Bazin et la Compagnie Mesden a été présenté dans le cadre du Festival les Singulier-es du 6 au 17 février au Théâtre 13, Paris 

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