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Rares sont les programmations ouvertes au grand public qui prennent autant de risques. Juché sur un point culminant de Lausanne, le quartier historique, le festival de la Cité, gratuit et en plein air, présente des artistes radicaux, tant dans leurs propos que dans les formes proposées. Dans un seul en scène faussement improvisé mais en réelle roue libre, Résilience mon cul, Joël Maillard ironise sur le système suisse des boîtes à bébé, ces rangements adossés aux hôpitaux qui permettent d’abandonner un nourrisson de manière anonyme – « et désolé s’il y a des enfants dans le public… » – avant de raconter son rêve d’un monde où on aurait inventé une pilule pour évincer l’agressivité. Pas le temps de se remettre que le spectacle Ouragan (Illyas Mettioui) démarre, abordant de front (mais non sans goût de l’absurdité) la question des conditions de travail des livreurs avec un personnage portant le lourd patronyme d’Abdeslam, interprété par cinq comédiens-danseurs – pas de trop pour jouer toutes les facettes de sa personnalité. Plus loin Uzi Freyja enflamme l’audience avec son éloquence naturelle entre deux couplets trap-électro, quand le duo Dame Area attise l’envie du pogo avec sa musique industrielle nappée de chants en espagnol et en italien. La 50e édition du festival continue de prouver que la pluridisciplinarité fonctionne, qu’il est bon de passer d’un DJ set frénétique à un spectacle de danse contemporaine ultra-rythmé. Surtout quand de l’un à l’autre se retrouve la même ambition esthétique et autant d’engagement politique.

 

 

Créoliser la fête 


Il est plus de 21 h, le soleil déclinant rase la colline de la Cité, reste du Lausanne médiéval, à peine usé par le temps. Ce soir, ce ne sont pas les cloches de la cathédrale qui résonnent mais les caisses claires et les bass 808 du collectif de DJ Vous Êtes Reus? et de leurs invitées. L’énergie monte crescendo. D’abord une house tranquille, saupoudrée d’influences caraïbéennes et hip-hop, puis autour des douze coups de minuit, tout accélère, les corps se resserrent, la foule se compacte : Mystique, venue de Marseille, a l’art de casser la dancehall avec de la hard techno, Manaa, originaire de Bienne, la Genevoise Miss Sheitana et la Lausannoise Rotk ne sont pas en reste. Elles, pour qui digger est une manière de militer, revendiquent ce mélange : « Toutes ces cultures populaires sont nées des situations politiques de minorités. L’histoire du reggaeton (on pourrait en parler longtemps) est indissociable des favelas de Porto Rico. Le remix, le DJ, le Mc, ça vient des communautés jamaïquaines au départ. C’est important de réaffirmer la conscience politique qu’il y a derrière ces musiques qu’on a tendance à oublier depuis leur industrialisation à grande échelle pendant les années 90 », souligne la Marseillaise. D’un remix de R’n’B à la diffusion d’un morceau d’une jeune pépite rap comme La Fève, leur set fonctionne avec une parfaite intelligence du public et de ses humeurs. Pas de relâche, ou alors pour un zouk lent et mélodique, la voix de Slaï flottant dans les airs. « J’aimerais qu’on ne soit plus obligés d’aller dans un club spécialisé pour écouter du dancehall ou à la chicha pour écouter du raï », complète l’artiste dont le regard se cache derrière des verres fumés. De quoi faire bouger les lignes des scènes électroniques, qui commencent à peine à gagner en diversité : « Au début c’était surtout les soirées queers qui bookaient des artistes femmes racisées », se souvient Manaa. Comme ses consœurs, longtemps du côté de l’organisation d’évènement, elle a eu du mal à se frayer une place derrière les platines : « Encore maintenant, quand je viens mixer, je tombe sur des mecs qui veulent m’expliquer comment ça marche. » Avec des femmes aux commandes, elles constatent que les spectatrices osent plus se rapprocher de la scène et s’ambiancer. « On essaye de sortir la fête de la pure consommation. Beaucoup de gens sortent se péter la tête, boire et éventuellement écouter du bon son. Nous, on veut que les gens viennent d’abord pour la musique, pour danser, pour rencontrer des gens. Des choses qui se sont perdus avec l’avènement des boîtes purement capitaliste », conclut la co-fondatrice du collectif. 


Deejay Teyana © Eddie Taz 

 

Hard-burlesque 

 

Pendant ce temps, une centaine de mètres plus loin, quatre femmes-centaures-cyborgs réveillent leurs corps exaltés dans une ronde-tourbillon survoltée. Des lumières artificielles plongent la scène dans une ambiance monochrome, verte, violette ou rouge selon les périodes. Sont-elles sœurs ? Sont-elles une bande d’amies ? Ou le début d’une armée d’amazones-machines ? « À la limite on est quatre copines – qu’on est devenu en travaillant ensemble. La frontière est toujours poreuse entre la fiction est la réalité. Parfois on est des humains augmentés qui partent au combat, parfois juste Justine (Theizen), Mercedes (Dassy), Kanessa (Aguilar Rodriguez) et Kim (Ceysens) qui regardent les gens qui nous regardent », affirme Mercedes Dassy qui ne tient pas à coller de narration sur le spectacle. Pas besoin de connaître le lien qui les unie pour sentir son intensité : qu’elles se roulent par terre en hurlant de douleur en parfaite cacophonie ou qu’elles arrachent leurs encombrantes prothèses chevalines pour les malmener sur fond de musique électro, qu’elles mangent des M&M’s bouche ouverte en fixant les spectateurs ou qu’elles jouent à se rouer de coup mutuellement, la joyeuse bande fait par moments penser à une fratrie de Redneck adolescentes livrées à elles-mêmes – notamment quand elles se chamaillent sur une playlist hésitant entre du Mariah Carey ou de la hard techno. Au fil du spectacle, une autre hybridité se dégage, non plus celle de l’humain-robot, mais celle de l’enfant-adulte, qui découvre son bas-ventre comme centre douloureux. De l’intime à l’universel, de la rupture affective à la fracture sociale, ce spectacle sous pavot emporte surtout par son humour, exagéré, salace, expérimental. De quoi dégager de belles interactions : qu’ils crient, répondent ou rient, les spectateurs sont tirés, bon gré mal gré, de leur passivité. 

  

Ruuptuur © Gennaro Scotti



> Le festival de la Cité a eu lieu du 5 au 11 juillet à Lausanne