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Plateau peu chargé pour une pièce du Zerep. La compagnie que mène Sophie Perez depuis 26 ans nous a habitué à plus d’abondance. Une simple ligne de micros en avant-scène et quelques colonnes doriques en lévitation dans le fond. Ce faux dépouillement est rompu avec fracas par l’arrivée de la compagnie à son complet, sapée en fanfare militaire – broderies or, uniformes noir et blanc, prestige et paillettes. D’entrée de jeu ces saltimbanques magnifiques déroulent leur art poétique : pour adapter « la pire des pièces de Shakespeare », ils promettent de « faire péter le texte ». Une introduction censée électriser la salle mais, naturellement, ça ne prend pas – le public reste froid. Qu’importe, la maison a plus d’un canular dans son sac : le spectacle a tout juste commencé qu’un entracte est annoncé. « De toute manière, le public doit déjà être sur le cul de ce qu’il vient de voir » entend-on depuis les coulisses.


Sauf que c’est un vrai entracte, de plus de 20 minutes. Déplacement fantastique. Il suffisait de le mettre là pour qu’il flotte à nouveau comme un objet insaisissable. Car ici il n’y a pas que le texte qui a sauté : Sophie Perez fait aussi péter le temps. Les neuf interprètes font durer : ils installent le décor en traînant délibérément la patte. Un temple en ruine servira de cuisine, de table de banquet et d’autel. À narration démembrée, scénographie démembrée. Têtes trop grosses, nez trop longs, intestins déroulés, pieds de colosse, mains tranchées : un corps en morceaux jonche le plateau et personne ne le recomposera. Comme le théâtre lui-même.


D’ailleurs, l’intrigue de Titus Andronicus, dont on n’a toujours pas entendu un vers, est imbitable. Personne n’a jamais pu déterminer si c’était un coup de génie ou une œuvre affreusement mauvaise. C’est la compagnie elle-même qui le dit (à travers les mots et références de Pacôme Thiellement), alors qu’elle digresse pendant « l’entracte » entre prétexte, contexte, sous-texte et zéro texte. C’est l’histoire d’un général romain qui a perdu 21 enfants sur 25 à la guerre. S'ensuivent vengeances, cadavres et tout un tas de personnages dont les noms finissent en -us. Ils sont tellement similaires qu’on les confond tous et qu’à la fin, c’est égal. C’est l’avantage avec la tragédie : pas de place pour l’injustice puisque tout le monde crève.


Le Zerep vs Shakespeare © Ph. Lebruman


À ce stade on l’a compris : La vengeance est un interminable repas de famille où tout est servi dans le désordre. Personne n’y est à sa place et tout arrive comme une perruque sur la soupe. Au menu : les fascinations et répulsions que cultive Sophie Perez pour les conventions théâtrales. À chaque acte, de nouveaux mets et de nouvelles raisons de ravager le vieil art. D’ailleurs, les mots « viol », « meurtre » et « inceste » circulent dans toutes les bouches comme si Tourette rôdait. Seuls liants dans ce dernier souper : la musique et la danse. Au keytar, la musicienne Marie-Pierre Brébant campe une barde avec sa lyre, et les chorégraphies hypnotiques sont signées Erge Yu, experte en danse classique chinoise.


Mais de « liant » le Zerep n’a que faire. S’il y a bien un élément dont la compagnie se venge ici, c’est le temps. Le temps qui désengage nos paroles, nos gestes et nos actions. Ici, au contraire, le temps passe dans l’estomac comme un plat trop lourd. C’est un temps allégorique qui se moque du temps réel. Il est ample, « loose » comme un pantalon trop large – ou comme les costumes signés Corinne Petitpierre. Les scènes sont toujours trop longues ou trop courtes. Et notre jubilation vient justement de ce temps qu’on voit malmené, torturé, jamais linéaire. C’est la joie dans l’arythmie. Chaque moment sublime a son double minable, chaque scène touchante, son pendant bouffon. En trois siècles, Shakespeare a été rendu inoffensif. Sophie Perez remonte alors le temps n’importe comment, en l’étirant comme une pâte, en le sortant de ses gonds pour ne plus l’y remettre.


Les inversions, dislocations et autres rituels que le Zerep cumule depuis bientôt trois décennies dans son répertoire n’ont qu’un objectif : recharger le langage et les objets de leur pouvoir symbolique. Et c’est ce qui réjouit à nouveau dans cette Vengeance. Le dernier tableau enchaîne une série de morts ridicules et on aimerait qu’il dure toujours. Regarder tous ces morts mourir et revivre à l’envi, en espérant que le grand sacrifice du Zerep puisse un jour apaiser l’esprit des dieux – pour de vrai cette fois-ci ! À l’issue de la pièce une image reste, synthèse parfaite : le Zerep remuant une grande soupe, la bouillie du monde, dans une grande marmite symbolique où tout se mêle et se confond.


La vengeance est un plat - la lamentable histoire de Titus et André Nicus du Zerep, jusqu'au 30 novembre à la MC93, Bobigny

--> du 9 au 21 janvier à l'Athénée, Paris

--> les 24 et 25 janvier à la Comédie de Caen

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