Imaginez : un plateau immense, 1h30 de jeu, et vous pouvez être ce que vous voulez - super-héros, personnage mythique ou pop star mondiale. C’est sur cette consigne adressée à 9 danseurs professionnels que la chorégraphe Marlene Monteiro Freitas a composé ÔSS, une pièce chorale qui envoie quelques kicks bien sentis aux assignations encore en vigueur. Si les corps hors normes restent encore à la marge du champ théâtral (ou n’y accèdent souvent que pour y faire sujet), la création chorégraphique a su créer des formes extravagantes pour les intégrer en son sein, et cette collaboration en offre encore un exemple extravagant.
Pour autant, ce bouillonnement émancipateur, jumelé au marketing des lignes de sape pour jeunesse déconstruite, connait encore des points aveugles, preuve en est le malaise immédiat suscité dès l’ouverture d’ÔSS. Au rythme d’un kuduro hyper-nerveux, un chauffeur de salle bouillonne derrière ses platines, posté à l’avant-scène devant un rideau clos. La bienséance du théâtre assure l’impassibilité des visages, mais les traits du performeur, caractéristiques de la Trisomie 21, n’ont échappé à personne. Le premier round du combat annoncé par le boxeur-soliste en gilet de satin risque bien de se dérouler dans l’esprit des spectateurs, pris en tenaille entre leur volonté de ne pas marquer la surprise, et leur irrépressible besoin de relever les transgressions d’avec l’attendu.
Retour à l’envoyeur
Et au rythme auquel ÔSS soumet la scène pendant toute sa durée, ils ne trouveront nul confort pour leur conscience. Dès l’ouverture de rideau, une galerie de personnages statuaires s’offre à la vue sur des promontoires de musée. Une toreador en rose vif, deux généraux en position de garde, une femme à tête de chapeau digne d’un Tim Burton, ainsi qu’une paire d’yeux débordant d’une bassine métallique imposent tous leur présence d’un air détaché, sur fond de musique baroque. En guide appliqué, le boxeur inaugural, puis bientôt la piqueuse de taureaux, percent une entrée dans ce tableau foisonnant. Rouage récurrent dans le travail de Marlene Monteiro Freitas, la scène est chargée de plus d’actions simultanées que l’œil ne peut en saisir en une seule capture. Il faudra se laisser guider par la curiosité ou les points de tension, et renoncer à une vue d’ensemble sur chaque séquence.
© DR
Comme réveillée d’un sommeil collectif par l’ouverture de rideau, l’assemblée des performeurs entame des déplacements soigneusement quadrillés d’une position à l’autre, rappelant une gestuelle de jeux vidéo. Le dispositif muséal marque la distance avec la sphère ordinaire, l'exubérance et l’hétérogénéité des costumes parfume l’air d’une atmosphère carnavalesque, mais l’étrangeté première, là encore, provient de l’assemblée. À l’instar du soliste en introduction, les traits et les corps de cette distribution chorale se posent tous en discordance avec l’archétype athlétique et valide qui fut si longtemps le prérequis des planches. Il faudra se souvenir, une fois le noir final, une fois le retour à la vie ordinaire, de ce premier mouvement, irrépressible, qui nous faisait pointer pour nous-même l’anormalité de la scène, avant que la conscience s’ordonne de banaliser.
Le jeu de jambes lascif de la toreador, les échauffements martiaux d’une samouraï armée d’une canne… : comme dans les premiers instants d’une fête magistrale, l’agitation principale opère chaque fois en divertissement d’un autre événement simultané. Construite tel un rite de passage, ÔSS - os en créole - nous fait passer par les épreuves de la chair : les râles d’un accouchement poussés à la limite du supportable, le grotesque d’un gras de ventre aboyant à tout va, ou une ode à l’amour chantonnée dans un chuchotement poussif. Dépouillés des précautions infantilisantes, mais animés par une autodérision soigneusement distribuée, Marlene Monteiro Freitas et la compagnie Dançando com a Diferença poussent ces jeux de rôles à la lisière de l’obscène, et n’épargnent personne dans la salle.
> ÔSS de Marlene Monteiro Freitas, a été présenté du 26 au 27 novembre à Culturgest, Lisbonne, dans le cadre du festival Alkantara
Lire aussi
-
Chargement...