CHARGEMENT...

spinner

Mohamed Toukabri pose une dentelle de gestes calmes dans l’espace. Ses bras tracent des demi-cercles, fendent l’air en diagonales, les appuis sont vifs et souples, il prend le temps. On pense à l’écriture de Merce Cunningham, à la post-modern dance. Puis sa tonicité s’éveille davantage, il fait éclore des figures de breakdance qui tournoient sur le sol, engage des traversées imprégnées de danse classique, enchaîne dégagés et ports de bras. Pendant ce temps, trois langues cohabitent dans l’espace : l’arabe dans nos oreilles, l’anglais et le français projetés sur l’écran en fond de scène. La voix qui nous parle est celle d’une femme, elle prévient que tout ne sera pas traduit, qu’une partie du sens échappera à celles et ceux qui ne comprennent pas l’arabe. L’invitation est explicite, « écouter la musique, se perdre » dans cette « langue étrange, étrangère », pour tenter d’entendre autrement. Notre attention est au travail dans ces écarts créées entre les langues et les matières dansées.

 

Cette navigation entre les couches de sens forme une belle piste dramaturgique. On peut attraper ou non les références qui nourrissent ce parcours de danseur qui a grandi à Tunis où il débuté dans la scène break, avant de se former à P.A.R.T.S auprès d’Anne Teresa De Keersmaeker. On peut s’attacher à la narration ou choisir de s’en affranchir, plonger dans le mouvement, élaborer ses propres connexions entre les divers langages déployés. Qu’est-ce qui est valorisé selon le pays d’où l’on vient et celui où l’on vit ? Comment les référents culturels infusent une chorégraphie ? Comment faire cohabiter des écoles différentes au sein d’un même corps ? C’est dans ce canevas d’interrogations que Mohamed Toukabri tente d’inscrire sa pièce, en bataillant souvent pour soutenir la charge politique qu’il entend déclencher. Petit bémol : la pièce gagnerait amplement à laisser le spectateur deviner, à gommer quelques surlignages. Le travail de tissage dramaturgique fonctionne par lui-même, sans besoin de paraphraser.

 

Pour travailler ses métamorphoses, Mohamed Toukabri change de costumes, essaie plusieurs peaux. Un masque pailleté et une ample tenue noire de samouraï laisse place à un gilet pare-balles, lui-même précédé d’une étrange capuche au visage félin. Chaque vêtement esquisse des matières dansées, plus ou moins souples ou hachées. L’enchaînement prend la forme d’un collage. La bande-son, émaillée de jalons de l’histoire du rap américain, du Wu Tang Clan à Kendrick Lamar, donne des indices, qui se prolongent parfois dans le corps. 

 

Pour l’instant, on se demande encore qui nous parle, comment se situe Mohamed Toukabri parmi la toile de questions pertinentes qu’il soulève, avec l’aide de l’autrice tunisienne Essia Jaïbi qui signe le texte. Malgré tout, vu l’immensité des questions posées, on peut comprendre que le chorégraphe se trouve parfois un peu empêtré. Ce solo aura le mérite de nous rappeler la vitalité des pensées décoloniales, au travail chez la génération de jeunes chorégraphes dont Mohamed Toukabri fait partie. 



 

Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday de Mohamed Toukabri a été présenté le 24 juin 2025 dans le cadre du festival Latitudes Contemporaines à la Maison Folie Wazemmes, Lille


le 20 septembre au KAAP – Brugge / Oostende (Belgique)

⇢ du 17 au 20 février dans le cadre du festival Faits d'hiver 2026 au Théâtre de la Bastille, Paris

le 14 mars au Gymnase CDCN, Roubaix 

du 24 au 28 mars au Théâtre les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)

Lire aussi

    Chargement...