Cela pourrait être le jardin d’Éden ou le premier niveau d’un jeu vidéo. Sur le plateau plongé dans l’obscurité, quelques plantes, quelques cadres et plusieurs piles de vêtements soigneusement pliés, comme des uniformes à enfiler pour gagner un droit d’entrer dans la matrice. Une femme se faufile par petites enjambées sautillantes. Puisqu’elle est encore nue, elle est encore libre : les dés de l'assignation n’ont pas encore roulé sur son destin.
Il se joue beaucoup dans cette première scène de la nouvelle création d’Olivier Saccomano et Nathalie Garraud. Le désir de tout reprendre depuis le début – ou du moins au moment où l’histoire de l’humanité a dérapé – pour tordre le cou à l’absence d’alternatives. Et indissociablement son impossibilité : presque aussitôt, la femme est rejointe sur scène par une cohorte d’individus qui enfilent des costumes gris étriqués pour se faire les porte-voix des discours qui y sont cousus. Tels des marionnettes, ces êtres ne parlent pas : ils sont parlés par des expressions si familières qu’elles semblent appartenir à des discours bien réels. Ça cause vitesse, conquête spatiale, immobilier, data, fonctionnalité, logistique et marché du travail. Ça compte, en permanence. Ça gesticule, communique sans doute, mais ne dialogue jamais. Les mots s’ajoutent et s’amoncèlent mais ne mènent nulle part. C’est drôle et désespérant à la fois. Ainsi montée en cut-up de fragments prêts à l'emploi, la langue du néolibéralisme se révèle pour ce qu’elle est : une roue de hamster qui tourne à vide jusqu’à manquer de dérailler. Et jusqu’au grotesque, quand Meloni et Trump s’invitent dans la partie. Et puis soudain : noir. Game over.
Tant pis. On prend (presque) les mêmes et on recommence. Par quatre fois, la pièce repasse par son début, reprend tout à zéro comme pour déjouer le cycle de l’échec. Mais comment le bâtir, ce « monde nouveau », quand mêmes ces mots-là ont été vidés de leur sens ? La nouveauté est devenue l’argument massue de la société de consommation. Qui dit « nouveau monde » charrie avec lui toutes les atrocités de la conquête coloniale. Si – et c’est peut-être le pire – on y croit un peu à chaque fois – cette fois, ce sera la bonne – Olivier Saccomano et Nathalie Garraud ne rassasieront pas notre soif de happy end. Sans doute parce que ce désir de résolution est lui-même colonisé par l’époque et Hollywood. Alors quoi, l’auteur et la metteuse en scène nous auraient-ils concocté un petit traité de désespérance à usage de la gauche ? Pas tout à fait.
Reprenons donc, nous aussi, depuis le début. Il se joue beaucoup dans la première scène de cette nouvelle création. Pas seulement un désir de renouveau tué dans l’œuf : aussi et surtout un système de redoublement des réalités mis en place. Genèse ou jeu vidéo, nous l’avons dit, mais encore : Franz Kafka ou Alice aux pays des merveilles, guignols de l’info ou guignols tout court ? Ce principe, qui se prolonge tout au long de la pièce, est tout sauf une injonction à choisir : c’est un lapin blanc qui, un peu moins pressé que dans le livre de Lewis Carroll, nous invite à son tour à passer sous la surface regarder d’un peu plus près ce qui s’y passe. Tel est le déplacement auquel le tandem à la direction du Théâtre des 13 Vents à Montpellier nous invite : traquer l’avènement d’un autre monde, non dans le futur et les promesses de grand soir, mais dans les plis du présent, ici et maintenant.
Monde nouveau de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano a été présenté les 19 et 20 novembre à la Scène Nationale d’Albi-Tarn
⇢ les 25 et 26 novembre à l’Empreinte, Brive-Tulle
⇢ les 11 et 12 décembre au Théâtre 17, Malakoff
⇢ les 16 et 17 décembre aux Quinconces, Le Mans
⇢ du 5 au 14 février 2026 au T2G, Gennevilliers
⇢ le 13 mars au Manège, Maubeuge
⇢ du 17 au 19 mars à la Comédie de Béthune
⇢ du 25 au 28 mars aux Célestins, Lyon
⇢ du 31 mars au 3 avril au Théâtre Joliette, Marseille
⇢ le 14 avril au Cratère, Alès
⇢ le 16 avril au Théâtre Molière, Sète
Lire aussi
-
Chargement...