Specky Clark voit mal. C’est d’ailleurs son surnom en anglais : « Le Bigleux ». Il a des lunettes épaisses et joue les gros bras. Il faut dire qu’il en a vu beaucoup pour son jeune âge. Après le décès de sa mère, il est envoyé chez deux vieilles tantes. Relativement bienveillantes, elles encouragent fortement Specky à travailler dans l’abattoir local, où il apprend à faire exploser la cervelle des cochons. Quand il ne bosse pas, l’ado louvoie dans ce bled lugubre, bataille avec les racketeurs du coin, traine la nuit dans les pubs aux lumières rougeoyantes. En quelques tableaux inauguraux, Oona Doherty synthétise la vie de misère de son grand-père, orphelin dans le nord de l’Irlande.
Sur scène, la chorégraphe revient à son réalisme d’antan et propose un simili-théâtre dansé à base de play-back et de voix off caverneuse. Pensée comme une succession de tableaux, la pièce exige beaucoup des performeurs : rester précis malgré les costumes qui les entravent et suivre le fil des conversations pré-enregistrées. Un rythme un peu ambitieux et difficile à tenir, qui donne lieu à des couacs. Le risque en vaut la peine puisque le show regorge de dispositifs ingénieux : transformer en spectres la bande de danseurs grâce à un rideau d’abattoir ou faire exister les cadavres de porcs par du latex rose. Dans le décor suranné de cette première pièce biographique pour la metteuse en scène, Specky se débat avec la précarité, la solitude et le chagrin, dans un numéro de mime ambivalent, parfois touchant mais trop souvent explicite.
Imaginés par Constance Tabourga et Darius Dolatyari Dolatdoust, les costumes sont peut-être – avec la musique – l’élément le plus marquant du spectacle. En Irlande, Halloween est fêtée depuis plus de 2 000 ans. Appelée Samhain, ce jour de l’année symbolise la fin des récoltes et le début de l’hiver. C’est aussi une date à laquelle la frontière entre le monde des morts et celui des vivants se fait plus mince et où les apparitions de disparus se multiplient. Sur scène, les danseurs sont des créatures décadentes, les costumes mêlent burlesque, clown et mythologie celte à des références plus pop. La troupe de farfadets libère Specky du poids des obligations sociales et le guide jusqu’au bout d’une fête endiablée, jusqu’à la vision fugace, presque hallucinée, de sa mère morte.
Dans cette fresque d’Halloween, Oona Doherty dresse le portrait du Belfast ouvrier, celui des docks, des abattoirs et de la boucherie que tenait sa famille maternelle. Sur la base de son vécu familial, la chorégraphe tente d’échafauder un grand récit aux accents mythiques. Mais à la réception, le texte – qui se veut aussi drôle et fantaisiste – reste en grande partie obscur, victime du décalage culturel entre l’Irlande et la France. Pour sa première grosse production, Oona Doherty réussit les costumes, les chorégraphies de groupe et la musique, mais rate son virage narratif. La chorégraphe a de l’ambition mais il lui reste encore un peu de chemin – parmi les fantômes d’Irlande du Nord.
Specky Clark de Oona Doherty a été présenté du 24 au 27 juin dans le cadre de Chantier d’Europe au Théâtre de la Ville, Paris
⇢ du 17 au 18 mars à la MC2 à Grenoble
⇢ du 15 au 19 juillet, Oona Doherty sera en workshop à la Friche La Belle de Mai à Marseille
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