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C’est dans la Cathédrale Saint-Pierre de Genève que Calvin, pendant 23 ans, lu et interpréta les Saintes Écritures et donna corps à sa version du protestantisme. Et c’est dans ce même édifice que Romeo Castellucci, sculpteur de signes, rejoue aujourd’hui la lamentation de la Vierge. Quel sens donner à la présence du metteur en scène dans ce lieu de culte ? Le rattacher aux faits d’iconoclasmes qui y eurent lieu lorsqu’on en retira toutes les œuvres ? À la simple esthétique de la bâtisse : la beauté des arches, le dénuement de l’enceinte, la lumière du jour qui se couche dans ses vitraux, à faire douter les athées de la non-existence de Dieu ? Ou encore à l’esprit de la Réforme qui y flotte encore ? À pencher du côté du premier, on enverrait encore le metteur en scène italien dans les cordes de la provocation. À pencher du côté du dernier, on tiendrait une piste. Car Castellucci inscrit ses pas dans le geste de rupture du pasteur du XVIesiècle, en rapprochant encore un peu plus de nous le message de la Bible. Qu’a donc à nous raconter, aujourd’hui, la souffrance de Marie devant la croix où son fils fut sacrifié ? Quelque chose à s’en crever les yeux de larmes. 

 



© GTG / Monika Rittershaus




Lorsque les musiciens débarquent en tenue militaire, martelant de leurs lourdes bottes le podium installé en hauteur le long de la nef, un frisson parcourt les nuques. Après les flics de Bros en 2022, reflétant le devenir fascisant de nos démocraties européennes, un seuil de plus est franchi dans la violence. Cela pourrait être toutes les guerres, mais c’est à l’annihilation de Gaza que l’on pense, et à laquelle on pensera encore en voyant, plus tard, une cohorte d’enfants vêtus de gris allongés au sol, leurs minuscules chaussures posées sur leur cœur. Mais pour l’instant, le bourdonnement des Quattro pezzi per orchestra de Giacinto Scelsi (1959) ouvre le bal et fait planer une menace. Une lourde machine d’aiguilles géantes, postée sur la passerelle faisant office de scène, se met en mouvement – et c’est un piège qui se referme sur nous. 

 



© GTG / Monika Rittershaus




Devant les images que produit Romeo Castellucci, on ne sait parfois plus très bien si c’en est trop ou pas assez. La frontalité de ces premières scènes ne laisse aucun choix. Elle fait plier l’interprétation dans un sens unique, nous impose une reddition de la pensée qui en redouble la cruauté. Comme s’il fallait en passer par là pour accueillir, dans un état de fragilité, blessés nous aussi, ce qui se prépare. 

 

Sur les airs du Stabat mater, les plus déchirants du répertoire baroque italien, le déploiement des corps des chanteurs et des figurants n’a, lui, plus rien de transparent. Chaque tableau, comme chargé de toute la représentation picturale de la douleur de Marie à travers l’histoire, se creuse de sens et de mystères. Au sein de chaque image, les références picturales se chevauchent, puis se diffractent : combien sont-ils, ces enfants assis face à nous, portant soin à des sculptures du corps du Christ délicatement posées sur leurs genoux ?  La pensée, cette fois, est débordée par la profusion, alors même que les gestes suspendent le temps par leur lenteur. Qu’importe, n’est-ce pas toujours la même histoire qui se rejoue à l’infini depuis la nuit des temps – celle du désespoir d’une mère, tellement inconcevable qu’il n’a de nom dans aucune langue ? 

 



© GTG / Monika Rittershaus




Cet innommable est le trou noir autour duquel toute la mise en scène s’articule. Soudain, les voix angéliques de Barbara Hannigan et Jakub Jozef Orlinski se taisent. La sublimation du deuil par l’art touche sa limite. Un cri déchire le voile de la représentation, le réel fait irruption. On aurait voulu qu’il dure longtemps, ce cri. Et on voudrait en entendre partout, de tels cris, qui rappellent ceux qu’on criminalise et bâillonne aux quatre coins du globe. Mais il faut bien que le spectacle continue et que rien n’arrête la course du monde. Tant pis pour les enfants sacrifiés, tant pis pour les mères éplorées. 


 

Stabat mater de Romeo Castellucci a été présenté du 10 au 18 mai, programmé par le Grand Théâtre de Genève à la Cathédrale Saint-Pierre, Genève (Suisse)


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