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Avant d’entrer dans le Boudoir promis par le titre de la nouvelle pièce de Steven Cohen, il faudra en passer par le feu. S’installer face à un écran, et muni d’un casque audio, faire l’expérience de quatre vidéos de performances réalisées par l’artiste dans l’espace public. Comme toujours, les lieux où il déplie la délicatesse précaire de ses gestes témoignent du système organisé de la violence qui structure notre monde : un atelier de tannerie où les carcasses animales sont travaillées par la main-d’œuvre la plus précaire d’Afrique du sud, un mémorial de la Shoah, le camp de concentration du Struthof, en Alsace. Entre les murs, les squelettes et les tombes, la présence fantomatique de Steven Cohen, sublimé de paillettes, d’ailes fragiles de papillon et de masques dont lui seul a le secret, ne condamne rien et n’espère aucune consolation. L’art flamboyant de la décoration de soi, ici, n’est pas un « trompe » mais un « drague » la mort, porté par l’espoir qu’un dialogue outre-tombe avec les victimes soit possible. Si le performeur s’offre « farouchement sans défense », dans sa fragilité lumineuse, c’est moins pour dénoncer que pour rendre visible – et tenter de conjurer – la manière dont nous sommes tous pris dans le système d’oppression, tantôt dominants, tantôt dominés. Petit-fils de Juifs lituaniens ayant fui l’holocauste pour s’intégrer à la classe des oppresseurs de l’apartheid, Steven Cohen ne peut résoudre la contradiction dont il hérite. Mais il peut affirmer sa solidarité avec les opprimés en entrant à son tour dans un four crématoire, partager la peine des animaux empaillés, tenter de subvertir la si célèbre inscription du portail d’Auschwitz en rehaussant l’un des mots qui la compose pour laisser deviner non plus « le travail rend libre » mais, à l’impératif : « rend le travail libre ». Perché sur ses talons sculptures aussi sublimes qu’empêchant, il peut encore et surtout continuer de marcher, et rendre à cette action apparemment anodine toute la profondeur existentielle qui est la sienne : tenir droit et avancer, envers et contre tout.




Sous l’or, le sang 

Lorsque, derrière l’écran de cinéma, la porte du boudoir s’ouvre, on croit un temps que les deux espaces vont fonctionner comme des contraires : intérieur / extérieur, intimité / politique, violence / préciosité. Seulement, l’alliance des opposés – que Steven Cohen nomme « transgression », comme le rappelle Éric Vautrin, dramaturge au Théâtre Vidy-Lausanne – se joue aussi à une autre échelle, bien plus minuscule. Dans cet univers foisonnant, peuplé de tableaux, de peaux, de bougeoirs et de meubles plus extraordinaires et complexes les uns que les autres – tous appartenant au performeur – il faut du temps pour comprendre qu’ils fonctionnent tous comme des clés et sont, chacun, marqués d'une manière ou d'une autre par l’horreur. Une étoile jaune, un portrait de Hitler, un panneau « white persons only » : pour certains, cela relève de l’évidence. Mais il faudra, pour les remarquer dans leur cachette, se laisser guider par les déambulations de l’artiste qui aident notre regard, sans jamais rien lui imposer. Pour d’autres objets, la lecture du programme de salle se fait précieuse : on y apprend ainsi que les meubles Art nouveau, avec leur détails inspirés de la nature, sont aussi le pur produit d’une époque marquée par les atrocités de la conquête coloniale. 


Dans cet univers de contrastes, Steven Cohen marche, encore et toujours, tentant de toute sa légèreté de ne pas faire trop de mal aux globes terrestres qui le soutiennent. Réussir à trouver à notre tour cet équilibre fragile est sans doute la seule chose qu’il nous souhaite, et la perspective la plus précieuse dont il nous fait cadeau, en quittant son boudoir sans espérer d’applaudissements.


Boudoir de Steven Cohen, a été créé du 3 au 16 novembre au Théâtre Vidy-Lausanne ; du 24 au 26 novembre au Centre Pompidou dans le cadre du festival d’Automne à Paris ; du 13 au 15 décembre au TNB, Rennes