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Entretien extrait du Mouvement N°118



Vous avez supprimé à peu près tout ce qui fait le canon théâtral : texte original, expression des performeurs, narration, réalisme psychologique. Qu’est-ce qui vous gêne dans celui-ci ?


Et pourtant, ce que je fais reste théâtral, même baroque d’une certaine façon ! Plus que de soustraire, il s’agit pour moi de trouver des outils pour représenter le réel d’une manière plus intrigante et plus fidèle que ce qui se fait couramment au théâtre. J’ai envie qu’il y ait un secret à découvrir, que le spectateur ne puisse pas tout à fait mettre le doigt sur ce qui lui échappe. Je ne me reconnais pas dans cette tradition qui veut que les comédiens hurlent et que leurs gestes soient toujours explicites. Longtemps, j’ai eu du mal à les diriger, je ne savais même pas quelles instructions leur donner. Naturellement, la plupart rechignent à être privés de voix et de visage. J’ai dû apprendre à éviter les ego surdimensionnés, ce qui exclut pas mal d’acteurs. De fait, mes pièces se font plutôt avec des danseurs aujourd’hui.



Comment êtes-vous entrée en contact avec le théâtre ? 


Je viens d’une petite ville au bord du Lac de Constance où il n’y avait pas de véritable théâtre. La salle municipale programmait tout juste quelques compagnies de passage. Mes parents sont dans l’enseignement et n’étaient pas portés là-dessus. Mes seuls souvenirs de spectacle sont peut-être les carnavals de ma région où les masques me fascinaient déjà. L’idée d’en faire ma vie existait, mais elle était très lointaine. Je m’empêchais d’y penser par peur de l’échec, croyant que ce n’était pas pour moi. Je me suis limitée un temps à étudier le versant théorique des arts vivants, puis j’ai auditionné pour devenir actrice et je n’ai pas été prise. Plus tard, un ami a passé le concours de mise en scène en Hollande et je me suis dit : « Si lui peut le faire, moi aussi. » J’ai été prise de peu et c’est devenu sérieux. Malgré cela, mon projet était très vague dans ma vingtaine : à cet âge-là, on croit qu’il faut être déjà fixé sur sa vision artistique et je n’arrivais pas à définir la mienne.



C’est pendant vos études de mise en scène en Hollande que le déclic a eu lieu ?


La direction à la hollandaise repose beaucoup sur le lâcher-prise. Ils ont un adage qui dit : « Reste naturel, tu es déjà assez dingue comme ça », et ça m’a inspirée. Mais c’était un peu trop pragmatique en fin de compte, il me manquait ce romantisme allemand. Je suis donc revenue en Allemagne où le théâtre revêt une importance capitale, existentielle même. Je me suis retrouvée à la Volksbühne de Berlin où le changement de direction avait provoqué une crise historique en 2017 [après 25 ans à la tête du lieu, Frank Castorf cède sa place à Chris Dercon qui renoncera au bout de 3 ans à imposer son projet ; son successeur Klaus Dörr, accusé de harcèlement, démissionnera à son tour et René Pollesch, directeur actuel, calme le jeu tant bien que mal depuis – Ndlr]. Un drame de cette proportion n’aurait jamais eu lieu dans un théâtre en Hollande où les gens s’intéressent tout juste à vous quand vous dites que vous êtes metteur en scène.



Aujourd’hui, le théâtre vous intéresse ?


À Berlin, je n’y vais presque pas. Ce qui s’y fait actuellement est plutôt ennuyeux. Je vais plus volontiers voir de la performance ou de la danse. Mon entourage n’est pas non plus porté sur le théâtre, mes amis ne viennent qu’à mes pièces. Je m’intéresse davantage aux séries. En fouillant bien on y trouve de l’innovation formelle, y compris sur Netflix. Cette année, j’ai même envisagé d’en écrire une, mais réunir des financements m’a découragée. Ça arrivera peut-être un jour. Pour l’instant, je dois avouer, je suis bien au théâtre.



Vos pièces suivent des logiques de boucle, et ANGELA ne fait pas exception. Le motif de l’éternel retour nietzschéen plane toujours : est-ce que l’on revivrait nos vies de la même façon si cela nous était proposé ? Est-ce un questionnement que vous vous appliquez personnellement ?


C’est un exercice mental insoluble mais il est sain de s’y livrer. Ce que propose Nietzsche est presque bouddhiste: il ne s’agit pas littéralement de revivre sa vie au détail près, ce qui serait de toute façon impossible, mais d’accepter ou non la somme des séquences qui la constitue. Certaines sont positives, d’autres négatives, mais il n’est pas possible de faire le tri, la vie est insécable. Il faut l’accepter en tant que telle, en bloc, et quelque chose s’ouvre alors à nous. 



Pourtant les personnages de vos pièces sont souvent piégés dans un cycle. Cela induit un autre questionnement : si mon destin se rejoue, ai-je la main pour en changer le cours ?

 

Ce sont davantage des spirales que des boucles : c’est pareil mais différent à chaque fois. L’apprentissage de la vie se fait ainsi : on répète nos erreurs, on se reprend le même mur. Quant au destin, je crois autant en la volonté individuelle qu’aux déterminismes structurels. Nous vivons un moment où il est difficile de se dire soi-même responsable, nous pointons souvent le système. Bien sûr, c’est avéré, il est injuste et il faut le transformer. Mais je crois en des actions personnelles qui peuvent le modifier par ricochet. On ne change pas le monde en un jour de toute façon.



Un autre motif poursuit votre travail : celui de l’agonie, de la maladie. Sous la surface hyper-plastique de vos pièces, un mal se propage. C’est encore le cas chez Angela, dont la maladie, non identifiée, est bien réelle. De quoi est-elle le symptôme ?


J’ai été marquée par la mort d’un ami metteur en scène, une forte personnalité. Je l’ai connu pendant mes études, sa carrière a commencé très fort et en début de trentaine un cancer du poumon l’a emporté en un an. Christophe Schlingensief [artiste pluridisciplinaire culte en Allemagne, célèbre pour ses happenings politiques frontaux – Ndlr] est mort de la même façon et ce qu’il a produit pendant sa maladie, notamment son journal, me hante encore. La maladie nous prépare à la mort, mais ces deux thèmes sont tabous : on préfère ne pas en parler, l’évoquer transgresse déjà la bienséance. Le théâtre peut être un endroit privilégié pour les aborder. Aristote le dit : la catharsis est un entraînement, une répétition, elle peut donc nous aider à accepter notre finitude. Je me suis aussi immergée dans la communauté des illness bloggers, des gens atteints de maladies auto-immunes ou dures à diagnostiquer. Une médecin leur consacre une chronique dans le New York Times et Netflix en a fait une série documentaire. C’est un réseau d’entraide, mais il y a aussi un enjeu de visibilité : il existe toute une culture appelée « spoonies » en référence aux cuillères de compléments énergétiques nécessaires à leur survie quotidienne. La maladie compose peu à peu leur identité et entre eux s’installe une compétition à qui sera le plus malade. Il y a là aussi une boucle, un feedback.



Vous mettez d’ailleurs en scène une influenceuse YouTube. Le phénomène du stream, du blog lifestyle, a quelque chose de radical : c’est à croire que la vie n’est pleinement vécue qu’une fois diffusée.


C’est un peu ça, oui. Je le relie au dispositif théâtral, à son rapport scène/spectateur. Au théâtre, des gens sont assis et regardent d’autres gens faire des choses. En ligne, c’est la même chose, mais c’est du « réel ». Ces gens jouent-ils leurs vies ? C’est le cas mais je trouve une forme d’authenticité dans cette mise en scène de soi. 



Votre théâtre est souvent perçu comme futuriste. En France, avec Joël Pommerat et Tiphaine Raffier, l’anticipation a aussi fait son entrée dans le spectacle vivant, bien après le cinéma et les séries. Comment le théâtre, médium antique par excellence, peut-il accueillir un discours sur l’avenir ?


Ce n’est pas un oxymore. Selon moi le théâtre peut tout assimiler. J’amène ce que j’appelle une dramaturgie de l’hyperlien sur scène : l’accumulation de fenêtres sur nos écrans, ce passage en un clic d’un monde à l’autre, je le transpose au plateau. Dans Parsifal de Wagner [qu’elle adaptera en 2025 avec Markus Selg – Ndlr], il y a une réplique célèbre : « Ici le temps devient espace. » La technologie la concrétise. Par ailleurs, la SF est truffée de références antiques, l’âge des cavernes en est un exemple. À leurs extrémités, les imaginaires du passé et du futur se rejoignent : il y a là encore une boucle.



Vos textes sont des collages de fragments prélevés dans le discours ambiant : réseaux sociaux, séries, articles, commentaires en ligne. Ces éléments sont sortis de leur contexte et certains d’entre eux peuvent être perçus comme offensants. Est-ce un défi au spectateur ?


L’effet de décalage me plaît beaucoup : une conversation anodine captée dans la rue peut paraître extrêmement étrange et abstraite une fois transposée sur scène. Mais il y a aussi une dimension satirique à cela. Tous ces morceaux de discours flottent dans notre environnement et nous nous sentons obligés de réagir à chacun d’entre eux. Aujourd’hui, nous exprimons notre opinion sur à peu près tout : telle chose est offensante, telle autre est triggering. Sur scène, j’essaie d’injecter des paradoxes mais c'est rarement perçu par le public. Un des personnages de ma pièce Jessica (2022) est un gourou, c’est une bienfaitrice pleine de sagesse mais certaines de ses actions sont condamnables. Le public a cru que je cherchais soit à la cautionner soit à dénoncer sa personnalité toxique. Pourtant, mon point de vue n’est pas moral. Mon rôle en tant qu’artiste n’est pas de dire aux autres ce qui est bien ou pas.



Au Kammerspiele de Munich, à la Volksbühne de Berlin, vos pièces ont souvent rencontré la colère du public. Le metteur en scène Markus Öhrn, un habitué de la Volksbühne comme vous, disait qu’il ne fallait pas trop s’en soucier : pour lui, si un artiste voit son travail trop encensé, c’est qu'il l'a mal fait. C’est un peu votre crédo ?


J’ai trouvé ça assez excitant, à vrai dire. Mon théâtre ne montre rien d’extrême et pourtant il a souvent irrité le public, notamment pour son usage du playback et des masques. L’ironie, c’est que les gens ont été choqués la première fois et la seconde, ils étaient blasés : « Ah, elle fait encore ça. » Lors d’une première munichoise de Fegefeuer in Ingolstadt (2014), une femme s’est levée en disant que c’était de la merde, ça a constitué un petit trauma pour ma mère qui était présente dans la salle. Dans l’installation performée Orfeo, les spectateurs font face à des individus masqués et oisifs dans une enfilade de pièces. Au festival de la Ruhrtriennale, certains ont mal réagi, malmenant le décor ou retirant les instruments de musique des mains des performeurs. Pourtant, mon intention n’était pas provocatrice. Elle a pu l’être par le passé, c’était même important pour moi. Je trouvais un plaisir à l’inconfort, au malaise. Le conflit que je recherchais ne se situait pas entre les personnages au plateau, plutôt dans la tension qui peut advenir entre le spectateur et la scène. Mais après des années à représenter des personnages piégés dans des boîtes dysfonctionnelles, je me suis demandée : est-ce ainsi que tu te représentes la vie ? La réponse est non. Avec l’âge, l’envie de provoquer passe, on cherche plutôt à comprendre comment les humains se connectent, interagissent. Je suis même revenue à la narration alors que plus jeune c’était hors de question : « Une histoire ? Et puis quoi encore ? » Mais même aujourd’hui, quand je crois faire du théâtre feel good, il m’arrive qu’on me dise que c’est brutal.



Propos recueillis par Thomas Corlin



ANGELA (a strange loop) 

⇢ du 8 au 17 novembre 2023 au Théâtre de l'Odéon, Paris

Einstein on the beach

⇢ du 23 au 26 novembre 2023 à la Philharmonie de Paris