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La forme théâtre était-elle absolument nécessaire ? C’est avec ce critère en tête qu’on entre le plus souvent dans l’écriture d’une critique. Ce qu’on a vu aurait-il « dit » exactement la même chose si le média avait été différent : film, roman, livre d’histoire, essai, podcast ? Qu’avait-il en plus, ou plutôt, de radicalement spécifique ? Ou encore, dans l’autre sens : le théâtre était-il l’art le plus à propos pour raconter cette histoire ?


Si cette question n’est pas toujours facile à trancher, elle se pose rarement avec autant d’acuité que face à Edelweiss [France Fascisme] de Sylvain Creuzevault. Dans cette création pensée en diptyque avec L’esthétique de la résistance – spectacle de sortie d’école du groupe 47 du Théâtre national de Strasbourg, d’après l’auteur allemand Peter Weiss – le metteur en scène renoue avec son obsession pour l’histoire contemporaine européenne. Avec énormément de rigueur et une appétence gourmande pour la complexité, il retrace chronologiquement le déploiement de « l’arc en ciel de la collaboration française », du slogan « Plutôt Hitler que le front populaire » jusqu’aux procès post-Libération. Brasillach, Rebatet, Céline, Cousteau, Drieu La Rochelle, Pierre Laval et confrères : le choix d’une focale sur la galaxie intellectuelle a ses vertus. Celle, déjà, d’affirmer qu’il existe une intelligence fasciste à la française, portée par des individus, et non pas une simple menace réactionnaire planant dans le ciel des idées, que des circonstances historiques réactivent ponctuellement. Ce qui n’a rien de superflu face au parterre de spectateurs bourgeois, tout bord politique confondu, dont certains s’imaginent peut-être encore, par mépris de classe, que l’extrême droite actuelle est à mettre au compte de la bêtise du peuple. Le tour de force étant de ne jamais faire oublier ces glaçantes intelligences – stratégiques, littéraires, idéologiques, arrivistes – en dépit du traitement farcesque, parfaitement assumé et exécuté, que lui applique Creuzevault.


© Jean-Louis Fernandez


La pertinence de l’objet politique ne répond pas pour autant à la question de la forme. Vertement critiqué par la presse culturelle, le séquençage en tableaux de ces quelques deux heures de spectacle permet au metteur en scène de noyauter son fil narratif d’interludes. Y invitant le contexte de l’époque, l’atemporel de la barbarie, ou renvoyant à la nôtre, ceux-ci permettent des allers-retours permanents, dans un même espace-temps, entre l’hier, le symbolisme et l’aujourd’hui. Sauf à imaginer des livres d’histoires bardés d’intercalaires – translucides comme le rideau tiré en avant-scène sur lequel Creuzevault projette ces interludes sans rien brouiller de l’action en plateau – quel autre médium que le théâtre peut se permettre une telle liberté sans attaquer pour autant la « suspension consentie de l’incrédulité » ? Peut-être la littérature seule, devenue maître dans l’art de brouiller les genres, les registres et la temporalité.


Mais il y a quelque chose que même la littérature ne peut pas. Quelque chose que la lecture ne pourra jamais remplacer, même lorsqu’il s’agit d’un ouvrage comme Lingua Tertii Imperii, étude décisive de 1947 dans laquelle l’Allemand Victor Klemperer démantèle la falsification méthodique du langage par le pouvoir nazi. Cette propriété unique, c’est l’écoute face à des corps. Parce qu’on les entend ces Rebatet, Brasillach et autre Pierre Laval, réciter leurs crédos et tordre le sens des mots. Aussi rigolards soient-ils, on les entend dans la peau, bien réelle elle, de comédiens extraordinaires. L’incarnation théâtrale ne fait pas toujours mouche et n’a aucune valeur en soi, mais à ces mots-là, de haine assumée et de nationalisme fanatique, elle donne une portée qui laisse des cicatrices. Et pour espérer aller mieux, encore faut-il savoir reconnaître la blessure.



Edelweiss [France Fascisme] de Sylvain Creuzevault

⇢ du 21 septembre au 22 octobre 2023 au Théâtre de l'Odéon, Paris

⇢ du 28 février au 05 mars 2024 au Théâtre Garonne, Toulouse 

⇢ les 21 et 22 mars 2024 à Bonlieu, Annecy 

L' esthétique de la résistance de Sylvain Creuzevault

⇢ du 9 au 12 novembre 2023 à la MC93, Bobigny

 

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