Dans le premier volet de sa trilogie, le saignant A Noiva e o Boa Noite Cinderela, Carolina Bianchi s’évanouissait dès la fin du premier acte sous l’effet d’un dérivé de GHB. Son corps inerte gisait sur le plateau, pris en charge par des performeurs pour le reste du spectacle. Dans ce nouvel épisode, le plus élevé The Brotherhood, la dramaturge brésilienne reste bien en piste d’un bout à l’autre des 3 heures 15 de show. En vidéo depuis les loges d’abord, activant une mise en abyme de sa posture de metteuse en scène. Puis, arpentant le plateau avec, à la main, cet éternel bloc de feuilles A4 contenant l’étude sur les violences sexuelles qui irrigue ses pièces. Le spectacle, ici, c’est elle et son verbe, toujours abondant – « nymphomane de mots » se surnomme-t-elle en chemin. Comme seul accompagnement, une scénographie sommaire et une cohorte d’hommes nus ou en costume trois pièces, composant des allégories dans la lignée de ses monologues. Au cœur de ses investigations : le mal, toujours. Mais la nouvelle coqueluche de la scène contemporaine a encore d’autres comptes à régler : celui du boys club qui monopolise toujours les arts, et celui du théâtre lui-même, son Graal autant que son bourreau.
De prime abord, The Brotherhood procède à une mise en pièce sans pitié de la domination masculine. Dans sa ligne de tir : la mégalomanie des hommes, l’hérédité de leur pouvoir, le respect qu’inspire leur hubris, leur aisance en tout lieu. Mais aussi, bien sûr, la culture du viol qui sous-tend nombre de leurs crimes. Les méthodes pour porter cette charge varient. Parfois à vif, comme lorsque l’artiste décrit, sous couvert de rêve, le viol qu’elle a elle-même subit. Ou potache : munie d’un vibro, la performeuse se masturbe au son d’une complaisante interview de Tadeusz Kantor, pilier des avant-gardes du XXe siècle. Ou enfin, de la satire pure et dure : au mitan de la pièce se tient une parodie de rencontre publique entre Bianchi et Klaus Hass, archétype fictif de l’homme de théâtre européen – lorsque la performeuse le présente, la salle pense si fort à Milo Rau qu’une spectatrice souffle son nom à voix haute.

Mais la rage de Carolina Bianchi n’est jamais plus perçante que lorsque l’artiste travaille ses propres contradictions, y compris les plus coupables. « Je ne suis même pas sûre de vous en vouloir », doute-elle entre deux saillies à l’adresse de la gent masculine. Au contraire, la dramaturge réclame de jouir de la même puissance que l’on confère aux hommes et se paye les fausses féministes du jour. Plus loin, elle condamne le commerce du pathos au féminin, raillant l’effet de scandale de sa précédente création – à cet égard, pas de surenchère dans le trash à signaler ici. Mais elle franchit la ligne rouge, à bon escient, lorsqu’elle triture sa propre obsession pour la violence. Sa réflexion culmine dans une reconstitution, grand-guignol et malaisante, d’une sordide histoire de bukkake qui la hante. Ausculter ses démons jusqu’à l’immoralité : nous voilà quelque part entre Christine Angot et Lars Von Trier.
Rigoureusement structuré et maîtrisé de bout en bout, The Brotherhood n’échappe pas toutefois à un effet d’inventaire, voire de revue de presse. Les cas de violence sexuelle sont évoqués à la chaîne, comme celui des viols de Mazan, filant parfois sans qu’un commentaire ne les seconde. Lorsqu’elle rouvre le débat de la séparation de l’homme et de l’artiste au sujet du Flamand Jan Fabre, on se demande si Bianchi n’arrive pas après la bataille. Cette limite, l’artiste la dénonce elle-même, non sans humour, prostrée devant un portrait de son idole, la dramaturge britannique Sarah Kane. Dans une tirade, elle se déclare farouchement « anti-thème » et jure n’écrire à l’avenir que de la poésie, de la vraie.

En attendant d’y parvenir, son théâtre tourne à plein régime et sa fureur fait des étincelles. S’il fallait trouver un sens à cet épisode au sein de la trilogie en cours – le suivant déboule l’an prochain –, c’est sans doute celui d’un « art poétique » ou d’une grandiloquente déclaration d’intention à deux doigts de l’égo trip. Cette démarche ne manque pas de rappeler celle d’une autre artiste dont le spectre plane sur toute la pièce : Angélica Liddell. Comment ne pas voir en Carolina Bianchi une nouvelle incarnation de la diva du fiel madrilène lorsque, en sous-vêtements et escarpins, elle piétine joyeusement les affects de la bourgeoisie culturelle et invoque les forces surnaturelles des arts dramatiques ? Et cela n’est pas pour déplaire : nous n’aurons jamais trop de deux Angélica Liddell pour relever une production théâtrale européenne qui s’édulcore chaque jour un peu plus à l’annonce de sa propre disparition. Entre deux fulgurances, la metteuse en scène brésilienne en vient même à l’anticiper : « Serions-nous prêts à vivre sans théâtre ? »
The Brotherhood – Cadela Força : Capitulo II de Carolina Bianchi & Cara de Cavalo a été présenté du 9 au 12 mai dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts au KVS Bol, Bruxelles (Belgique)
⇢ du 6 au 8 novembre au Théâtre des Célestins, Lyon
⇢ du 13 au 15 novembre au Maillon, Strasbourg
⇢ du 19 au 28 novembre dans le cadre du Festival d’Automne à La Villette, Paris
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