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Il fut un temps où la production d’images était laborieuse et où celles-ci n’inondaient pas notre quotidien. C’est à cette époque si lointaine qu’Aby Warburg a constitué un répertoire iconographique dont les critères étaient de son secret. De 1921 jusqu’à son décès en 1929, le célèbre historien de l’art a rassemblé photos, gravures, peintures et reproductions dans l’idée de proposer un outil d’histoire comparative sans texte. La somme de ces documents suffit à révéler les archétypes de la représentation occidentale, dominés par des scènes de sacrifice, de deuil ou de crucifixion. Les mêmes qui hantent la pratique contemporaine de Zoe Lakhnati près d’un siècle après. Toutes ensembles, ces images produisent une pensée sans mots, une dialectique. Georges Didi Huberman, autre grand théoricien de l’image, l’explique ainsi : « Une image seule ne pense pas. En revanche, si vous mettez trois images dans un certain ordre, tout à coup, vous avez l’esquisse d’une pensée. » Et c’est ce principe quasi magique que Lakhnati entend réactiver par le plateau.

 

Enfant de son temps, comme nous tous·tes gavée d’images en continu, Zoe Lakhnati s’emploie à en produire le plus possible avec son corps. Sur scène, la danseuse incarne la passion, la douleur et l’extase, dans un jeu de correspondances déluré. La bande son, de bruits et d’onomatopées, accompagne cette frénésie et s’interrompt sans cesse. Dans ce browsingapparaissent les figures archétypales de la jeune femme, à la croisée des époques : chevalier, culturiste, pop star ou espionne, au gré de costumes intégraux et réalistes. Sa gamme gestuelle est délibérément réduite : pour un même geste, plusieurs significations. Par exemple : l’index et le majeur brandit vers le ciel. Dans la main d’un chevalier, c’est une bénédiction latine. Dans celle d’une femme en combinaison moulante : c’est le code mystérieux d’un agent secret. Zoe Lakhnati convulse : elle pourrait être une rock star en pleine overdose ou en train d’interpréter une danse macabre médiévale. Zoe Lakhnati est en larmes : c’est Andromaque qui perd Hector. Zoe Lakhnati s’effondre : elle est une Pietà de la Renaissance. Avec humour, cette série dansée rappelle l’interconnexion infinie de nos imaginaires. 

 

Lost in translation

 

Si le catalogue d’Aby Warburg date des années 1920, les corps que figure Zoe Lakhnati sont bien ceux du présent. Ce sont les corps du capitalisme, soumis à la dictature de la victoire et du succès, exposés à la violence, à la répétition des tâches. Des corps pleins de spasmes, sollicités à l’extrême. This is la mort nous plonge dans leur confusion émotionnelle, celle qu’induisent aussi les heures innombrables de scrolling qui font notre quotidien. Parce qu’il y a les images qui surprennent et les images qui aliènent, pour citer de nouveau Georges Didi-Huberman. Pour faire le tri, Zoe Lakhnati agence ici son iconothèque mouvante contre leur puissance normative, à la recherche de figures émancipatrices.

 

La chorégraphie, pensée sur le principe du sample, mène la danseuse à l’épuisement. Une acmé paroxystique assez attendue et que l’on regrette, alors que l’arc narratif avait tout le long du spectacle prouvé son originalité. Accentués par les tics faciaux de l’interprète, les effets de brouillage, sonores et corporels, gardent pour autant leur pertinence. Ils racontent une histoire de l’art et des représentations pleine de trous et de quiproquos. Ce qui survit aux aléas du temps, au changement des civilisations, et aux mutations de nos technologies diverses, nous parvient amplifié, tronqué ou déformé. Une mise à distance salvatrice à l’heure où les nationalistes de tous bords s’échinent à inventer de nouvelles fictions historiques. Tout est brouillé et hybridé, rien ne sert de chercher la vérité du passé. 

 

This is la mort de Zoé Lakhnati a été présenté du 12 au 14 mars à la Ménagerie de Verre, Paris

⇢ le 6 juin à Uzès Danse

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