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Été 1944 à Newark, banlieue de New York. Une épidémie de polio a refermé ses griffes sur la communauté juive, ciblant l’un après l’autre les enfants du terrain de sport dont Bucky Cantor a la responsabilité. Réformé parce que myope, le jeune homme vit l’événement comme sa guerre. Celle qu’il mènera à défaut d’avoir suivi ses amis sur les champs de bataille européens. On pourrait résumer l’histoire ainsi. Sauf que Némésis de Philip Roth est retors comme toute satire sociale réussie, et d’une fausse simplicité comme toute parabole biblique. Sa trame narrative cache une profondeur de symboles et son ironie rend son sens incertain.


Après sa magistrale Réponse des Hommes, rien de surprenant à ce que Tiphaine Raffier adapte au plateau ce roman paru en 2010, le dernier du cultissime auteur américain. Une même quête d’explorer les ambiguïtés de l’âme humaine traverse ces deux œuvres. Et un motif se rejoue, presque obsessionnel, celui du mystère de l’absence de justice dans un monde pourtant créé par un dieu. Bucky Cantor a du Job en lui, ce personnage biblique dont l’Éternel décide de tester la foi en abattant sur lui toutes les misères. Mais il tient aussi d’Achille. Comme le héros de l’Iliade, sa révolte contre le divin est patinée d’un orgueil qui précipitera sa chute.


Ce fil-là, la metteuse en scène le tient avec l’élégance et l’intelligence scénique qu’on lui connaît. Chez elle, rien n’est laissé au hasard, ni là juste pour faire joli. Lorsqu’elle projette du texte, c’est la fatalité qui se matérialise. Si l’éclairage est presque entièrement assuré à la lampe-torche sur la première partie du spectacle, c’est que l’épidémie, comme crier sa colère contre Dieu, requiert que l’on s’en cache. Et lorsque les noms des enfants emportés par la maladie sont égrenés, ce geste de nommer pour offrir une sépulture renvoie à un hors champ – l’extermination des Juifs qui se joue en parallèle du temps de l’action, mais aussi au film fleuve que réalise en leur mémoire Claude Lanzmann quelques décennies plus tard (Shoah, 1985). La critique sociale contenue dans le livre de Roth n’est pas non plus évacuée. Le rêve américain s’y matérialise, factice comme une comédie musicale dans un cimetière indien, indécent comment un empire financier bâti sur une tragédie, et étriqué comme cette maison de poupée dont les personnages explorent la maquette caméra au poing. Les États-Unis n’oublient ni leurs morts ni leurs survivants : ils en font des machines à cash et à storytelling.


Seulement, là où dans ses précédentes pièces Tiphaine Raffier nouait différents niveaux de lecture et exacerbait les ambiguïtés, le présent dispositif la contraint à les distinguer en tableaux successifs. Son héros Bucky Cantor en pâtit : celui-ci oscille entre une naïveté trop enfantine et un élan caricatural vers le héros grec. Ses clins d’œil à la mythologie aussi : ceux-ci sont trop appuyés, comme si la metteuse en scène avait soudain cessé de faire confiance à ses spectateurs. Si elle avance tambour battant à travers cette fiction et confirme sa maîtrise du temps – sur près de trois heures, l’ennui est tenu à distance – une légère frustration demeure. Aurait-il fallu que tout cela soit un peu plus grinçant et inconfortable ? Ou connaissions-nous trop bien son art du tressage ? Vous étiez prévenus : la justice s’est absentée de ce monde.


Némésis de Tiphaine Raffier 

⇢ les 21 et 22 mars au Volcan, Le Havre, dans le cadre du festival Déviations

⇢ les 15 et 16 mai au Phénix, Chanteloup-les-Vignes

⇢ du 21 au 24 mai au Théâtre du Nord, Lille

⇢ les 29 et 30 mai au TNB, Rennes

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