Aujourd’hui, maman est peut-être morte. Et si elle n’avait pu s’échapper de la cave de ses employeurs lors du dernier bombardement d’Israël, pendant que Madame est partie pour Dubaï ? Peut-être aussi qu’elle a pu s’échapper et fonder une famille heureuse. Peut-être qu’elle verra ce spectacle et se reconnaîtra. « Je ne vois pas bien Ali. Elle a envie de viande grillée, ma mère. » Rania Jamal, qui s’exprime en arabe sur scène dans un dialogue reconstitué avec le chorégraphe beyrouthin, fend la lumière aveuglante des projecteurs. Sa voix, posée, tranche avec une bande sonore tachycardique. Cette jeune danseuse afro-libanaise a été arrachée à sa mère, elle-même mise au travail forcé par une famille libanaise. Zena Moussa et Tenei Ahmad, deux jeunes mères éthiopiennes, sortent à leur tour de l’ombre et l’enlacent : elles aussi ont été des « kafalas » et elles ont réussi à échapper à leurs employeurs. Ce dispositif d’exploitation institutionnalisé au Liban autorise des particuliers à recruter des travailleuses migrantes, dont le séjour et les conditions de vie sont totalement soumis à leur volonté. En d’autres termes, il s’agit d’un système rôdé d’esclavage, avec ce que cela draine de sévices physiques, sexuels et psychologiques, accentué par les crises successives que traverse le pays. Une kafala se suiciderait chaque semaine. En 2020, une tentative de réforme et de règlementation de ce marché, notamment porté par l’Organisation Internationale du Travail, a échoué sous la pression des agences de recrutement sur le Conseil d’État. La majorité de ces domestiques, estimés à 250 000, sont des femmes originaires d’Afrique et d’Asie à qui les rabatteurs vendent du rêve et qui se retrouvent séquestrées sans qu’elles aient de possibilité de rentrer. On leur enlève leurs papiers, leurs noms d’origine, leurs proches. When I saw the sea, créée au Théâtre Al-Madina à Beyrouth même, est la reconquête de cette humanité pulvérisée.
Théâtre des résurrections
Sur le plateau du théâtre Joliette à Marseille, première date française, il ne s’agit ni de journalisme, ni de documentaire, ni tout à fait de spectacle. Rania, Zena et Tenei prennent en charge leurs récits, accompagnées par la chanteuse syrienne Lynn Adib et le musicien libanais Abed Kobeissy. Alors que les témoignages de ce type restent rares et que le système d’oppression en place musèle, elles ont mis leur vie entre parenthèse pour s’investir dans cette pièce et raconter, par la voix et par le corps. Ali Chahrour fait le choix d’une mise en scène sobre et structurante. Toutes sont vêtues de noir. Le chant, viscéral, porte l’amour, l’espoir, l’exil et la douleur, comme un suaire. Le oud, le riq et le ney – luth, tambour et flûte traditionnels au Moyen-Orient –, mêlés à des arrangements électroniques, enveloppent le trio féminin, renforcent leurs étreintes, soutiennent les oscillations de leurs bassins, les torsions de leurs cous vers le ciel, les cambrements de leurs dos, les rotations de leurs bras, comme une eau purifiante. La danse de ces femmes est une respiration dans la parole, une réponse du corps à la déshumanisation qu’elles ont vécu, une impulsion régénératrice qui met en scène l’agonie de l’une d’elles pour mieux la transcender. Enfin, cette danse est surtout l’affirmation d’une lutte toujours en cours pour la vie et la liberté. Le chorégraphe, qui a exploré la liturgie funéraire dans une précédente trilogie, enveloppe ces trois femmes d’une aura mythologique. Un trio surpassant les épreuves qui se construit à la faveur de différents tableaux chorégraphiés en clair-obscur. Ici une descente de croix, là une pietà, plus loin un exorcisme ou une mise au tombeau. Un cri, des spasmes, un cadavre, le silence quand la lumière se fait : une mort symbolique qui traduit ce que les mots ne suffisent pas à porter et met sous les yeux les souffrances infligées dans le secret des maisons.
Pour autant, à mesure que le spectacle se confond avec le rituel, la toute-puissance de l’auteur s’efface pour célébrer celle de ces rescapées. Le statut du public, jamais tout à fait plongé dans le noir, est déplacé. Une manière d’impliquer la responsabilité collective, humaine, dans ces tragédies ? Quoiqu’il en soit, regarder leurs gestes et écouter leur histoire, c’est flirter avec des puissances qui ne peuvent pas nous rester étrangères. Applaudir quand les lumières s’éteignent ne va pas de soi, puisque l’on vient d’assister à quelque chose qui dépasse le théâtre et la représentation. La salle noire n’est plus un simple écrin à la création mais à la résurrection. La cruauté de dehors y fait effraction. La force d’y survivre y triomphe.
When I saw the sea d’Ali Chahrour a été présentée le 11 juin dans le cadre du festival Les rencontres à l’échelle au Théâtre Joliette, Marseille
⇢ du 5 au 8 juillet dans le cadre du festival d’Avignon à la FabricA, Avignon
⇢ du 9 au 11 décembre aux Tanneurs, Bruxelles (Belgique)
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