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C’est l’après-midi, le soir peut-être. Quiétude du domestique, plaisir de l’oisiveté. Sur scène, deux intérieurs sont séparés par un rideau de perles, chacun à vue du public en bi-frontal. Rien ne s’y passe, ou si peu, et toujours au sol. Côté vert, deux garçons glandent, parfois se chamaillent. Autour d’eux, des babioles, une penderie en tissu et une statue de Buddha qui finira en miettes à l’issue d’une bagarre muette. Côté rouge, un canapé, un coin cuisine, une table, des revues éparpillées. Deux femmes vaquent. Ça bouquine, ça prépare à manger. Et puis pourquoi pas se pendre, ou s’asphyxier ? Finalement, non. Pas un mot prononcé jusque-là. Suspendue dans ce silence, la radio thaïlandaise crache. Des talk-shows absurdes, des chansons folkloriques, des publicités, de la propagande d’État. Nos regards font la navette entre les sous-titres du zapping FM et ce double-tableau d’une banalité suspecte. Pendant près d’une heure, on récolte le temps qui passe à vide et, qui sait, des indices.


Ainsi coule la première moitié de Baan Cult, Muang Cult de Wichaya Artamat, remouture d’un spectacle datant de 2013. Déjà remarquée sur le circuit européen, la radicalité tranquille du metteur en scène thaïlandais s’y fait art majeur, voire seconde nature. Le spectateur occidental déjà accoutumé aux Apichatpong Weerasethakul et aux Tsai Ming-Liang identifiera d’abord cette manière toute cinématographique de placer temps, espace et lumière au cœur de l’opération. Mais si le goût du vide et l’art du climat ont rejoint l’éventail des plaisirs cinéphiles, ils divisent encore au théâtre. Et c’est là que Artamat impressionne : presque personne n’a quitté la salle durant ce lancinant premier acte qui en aurait aliéné plus d’un sous une autre direction. Quelque chose captive donc dans son épure, à l’opposé de tout hermétisme. Celle-ci est l’outil d’une immersion sensorielle qui opère dès le début de la représentation. Mais elle est surtout la clef d’un réseau de signes où se nichent un commentaire socio-politique en creux et un humour coquin qui font tout le charme de son diorama naturaliste.


Première épreuve du brevet de secourisme © Anna Van Waeg


C’est pour causer fellation homosexuelle que le tandem masculin prend la parole. Nonchalant, cryptique, leur dialogue trace un rapport de domination, homoérotique et versatile, et signale en passant quelque obscur commerce (un trafic « d’ivoire et de graisse de phoque », pour ajouter à la confusion). Un air d’inceste plane aussi. Dans leur échange circule une figure paternelle : est-ce le père de l’un d’eux, ou celui de la nation, omniprésent dans le flux radiophonique du premier acte, ou Buddha lui-même, joyeusement blasphémé dans un libidineux souvenir d’adolescence ? Ce bavardage s’imbrique dans celui des deux femmes. Un flingue posé sur la table, celles-ci ragotent sur le voisinage, s’enthousiasment pour un concours de « maîtresses de maison ». Quelque chose dans leur indifférence et leurs tentations suicidaires nargue leur assignation au domestique – tout à l’heure objet d’hilarants débats lors de l'antenne libre de la radio d’État.


Vous l’aurez reconnu : nous sommes face à un cas de « petite histoire dans celle avec un grand H », autrement identifié sous le nom de « croisée de l’intime et du politique ». La tarte à la crème dégouline depuis si longtemps sur la production culturelle qu’on ne la relève même plus. Dans une pièce européenne, le plateau radio aurait été sur scène, le jeu grandiloquent, les jointures mises en évidence. Or, l’abstraction et la liberté de Baan Cult, Muang Cult sont le produit d’un contournement de censure qui lui profite paradoxalement. En Thaïlande, le coup d’État de 2006 par l’armée royale débouche sur un durcissement autoritaire. En 2013, la première version – semi-clandestine – de la pièce se crée dans la marge critique qu’octroie la monarchie aux artistes. Les symboles sont encadrés, les plaidoyers prohibés. C’est cet évitement qui conduit Artamat à révéler avec patience et adresse les forces sourdes du quotidien en huis clos. Au lieu de croquer ces problématiques dans un récit bien fléché, il les fait infuser dans l’air, dans le bouillon d’une soupe de légumes, ou le secret d’un geste anodin. Sans dire ni dénouer, il pose l’emprise du pouvoir comme omnisciente. Mais, en sous-main, les stratagèmes personnels pour s’en émanciper se jouent sur le long cours – dans un sourire en coin ou quelque salace espièglerie.


> Baan Cult, Muang Cult de Wichaya Artamat et For WhaT Theatre a été présentée du 27 au 30 mai au Kaaistudio’s dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles


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