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13 juillet 2022. Ce soir-là, le public n’a pas attendu patiemment le début du spectacle.

Depuis les gradins des spectateurs et des spectatrices des applaudissements éclatent. Et des cris. Tout un vacarme. Telle une place publique agitée, remuante, préoccupée par quelque chose. On dirait que l’ordre des places et l’ordre des temporalités ont été, l’espace d’un moment, bousculés.

 

La super lune du tonnerre est déjà accrochée sur le ciel, la pleine lune la plus brillante et la plus proche de l’année 2022. A l’ancien théâtre d’Epidaure, ce soir-là on joue Les Perses d’Eschyle, la plus ancienne pièce de tragédie dont le texte nous est parvenu. Peu avant le début de la représentation, parmi les gens, plusieurs personnes se lèvent et déplient deux grands panneaux en tissu blanc : « C’est un violeur ». Avec la syntaxe grecque, la sentence tombe de manière plus frappante, mordante, l’attribut violeur précède le verbe être (« violeur, il est »).

 

Dimitris Lignadis, l’ancien directeur du Théâtre national de Grèce vient d’être condamné pour deux viols sur mineurs (et fût relaxé pour deux autres, faute des preuves1) ; pourtant en détention provisoire tout au long du procès, le tribunal décide sa remise en liberté conditionnelle, ce qui suscite la colère de ce qu’on appelle communément « l’opinion publique ».

 

Marx disait que l’histoire se répète ; la première fois comme tragédie, la deuxième comme farce. Ce soir là, sur les marbres de l’ancien théâtre d’Epidaure, l’ordre ne semble pas respecté. Ni même la classification des « genres », ce n’est surement pas une farce mais ce n’est peut-être pas tout à fait une tragédie. Deux ans auparavant Lignadis présentait lui-même, ici, sur ce même théâtre dans le cadre du même festival, sa version des Perses d’Eschyle. Il est alors un « homme fort » du théâtre en Grèce, abonné aux grands salons et aux tapis rouges, il a été directement nommé au poste de directeur du Théâtre national par la ministre de la Culture, sans passer par le concours de sélection qui était jusqu’alors en rigueur. Dans le milieu, le bruit court depuis des années qu’il « aime » les jeunes acteurs. Le bruit court à vitesse grand V, tout le monde sait, personne ne dénonce. Or, à la fin de l’année 2020, le mouvement #MeToo commence à ébranler la Grèce, vague après vague. La première touche le monde du sport, avec les dénonciations d’une ancienne championne olympique, Sofia Bekatorou, contre son entraineur. La suivante le monde du théâtre. Cela commence par le haut et des visages connus mais bientôt des courants et des remous touchent l’ensemble de la société grecque.

 

13 juillet 2022. Mais qu’est-ce qui se passe sur l’ancien théâtre d’Epidaure, le peuple se fait juge ? Quelle mouche l’a piqué pour qu’il décide ainsi de blablater son avis quant aux décisions de Justice ?

 

Il y a des affaires qui font date, c’est à dire qui font plus que remplir simplement les gros titres, défrayer la chronique, et surexciter les commentaires médiatiques, avant de sombrer dans l’oubli en cédant la place à une autre urgence ou extravagance fantasmagorique. Ce sont des affaires qui embrasent les passions de la communauté mais aussi les raisons – parfois sans pouvoir établir, nous autres spectateurs de loin, pourquoi cette affaire plutôt qu’une autre, tout aussi « scandaleuse » – et auxquelles on y revient, elles se jouent plusieurs fois. L’affaire Lignadis est de ce genre là.

 

La veille, le mardi 12 juillet, à l’inauguration du festival international de danse à Kalamata, à la fin de leur spectacle, le collectif belge Peeping Tom décide de déplier sur scène un panneau : « Rapists must be in jail ». Le même soir, la même affaire fait irruption dans plusieurs théâtres et lieux culturels en Grèce. A la fin de chaque spectacle ou représentation, un ou plusieurs artistes sur scène lisent le communiqué du SEI (Syndicat des acteurs en Grèce) à propos de l’affaire Lignadis. Le geste est repris tellement – durant plusieurs soirs et ailleurs qu’au théâtre, dans des concerts de musique par exemple – qu’il fait presque « mouvement ». Le 20 juillet, la Fédération internationale des acteurs (FIA) se déclare outragée par la décision de justice de libérer Lignadis et rajoute aussitôt : « We support actors in Greece in their fight for justice ».

 

Mais qui sont ces acteurs ?

 

Ici chacun et chacune cherche à tirer son épingle du jeu, peu importe si le bateau est en train de sombrer. Il y en a même qui font carrière en criant seulement « on coule ! on coule ! »  ou « ça chauffe ! ça chauffe ! ». Pas de panique, tout va de pire en pire. Asseyez-vous et profitez du spectacle.

 

Le soutient à une corporation qui s’est mobilisée pour une cause est une chose, tout un ensemble des gestes et des prises de parole qui brouillent qui et comment a un statut d’ « acteur » dans une lutte pour la justice en est une autre. Ce soir-là, sous le ciel étoilé d’Epidaure, l’arrogance et la démesure de ceux qui gouvernent et de leur justice ont été trainé par terre. Montrés du doigt. La scène était encore vide. Le spectacle n’avait pas encore commencé. Et pourtant. L’ordre des places et l’ordre des temporalités semblaient bousculés. Ce qui se répétait n’était pas de l’ordre du Même, à savoir le grand spectacle de la catastrophe sans entrave qui jouit de savoir mais de ne rien pouvoir « faire ».


Maria Kakogianni 

 

1. Le jeudi 22 juillet, le procureur a demandé de réexaminer le dossier d’une de deux accusations de viol pour lequel il avait été initialement relaxé.

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