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ÇA COMMENCE COMME UN CAUCHEMAR, et comme dans un cauchemar, on sait au moment où ça commence que ça a déjà commencé. À dire vrai, ça a commencé il y a tellement longtemps que c’est comme si on arrivait en cours de cauchemar, comme si on se prenait dans la tronche l’épisode d’une série qu’on connaît sans vouloir la suivre – on en a raté combien ? C’était quand, déjà, la dernière saison ? Qui avait gagné ? Qui devait prendre sa revanche ? Sauf que bien sûr, ce n’est pas une série, il n’y aura pas de vainqueur. Il n’y a que du sang, de l’injustice, de la cruauté, des viols de civils, des cadavres démantibulés, des enfants sous les bombes. Ce n’est pas une série : c’est l’espèce humaine.

 

Ce n’est pas une série, pourtant nous voici une fois de plus les yeux écarquillés devant des images, muettes et qui parlent d’elles-mêmes – ce qui se passe est un cauchemar, bien réel mais créé, comme tout cauchemar, par l’esprit humain. Il semble qu’il n’y ait qu’une chose à faire, pour ceux qui en ont la ressource : prier pour nos semblables victimes de nos semblables – et dans le silence s’adresser à Dieu, qui, existant ou non, et sous tous les noms qu’on lui donne, représente en tout cas l’inverse du cauchemar : ce que nous sommes capables d’imaginer de meilleur.

 

MAIS C’EST PLUTÔT LE VACARME QUE LE SILENCE. Le Ballon d’or est complice. Libération appartient à l’ennemi, car son rédacteur en chef est israélien. Pour Darmanin, « la haine du juif et la haine du flic se rejoignent ». Pour une députée de gauche, le Hamas est un mouvement de résistance. Pour Marine Le Pen, le RN sera de toutes les marches contre l’antisémitisme. Résultat logique : plus question de comprendre ce qui a vraiment lieu, il s’agit juste de balancer des anathèmes. Votre silence vous rend complice. Non, ce sont vos propos qui sont scandaleux. Vous êtes antisémite. Vous êtes colonialiste. Vous êtes suprémaciste. Vous n’avez aucune pitié. Vous détournez le regard. Vous vous mettez des œillères. Vous vous aveuglez enfin ! C’est celui qui le dit qui y est. Maintenant ça suffit ! Si tu ne dis pas que tu es contre, c’est que tu es pour. Choisis ton camp.

 

AH BON ? POURQUOI DIABLE FAUDRAIT-IL CHOISIR ? Pourquoi faudrait-il choisir entre un parti qui a l’habitude de disperser les manifestations en ouvrant le feu sur la population, et un parti qui était dernièrement occupé à réformer la Cour de Justice de façon à éviter les mises en examen du pouvoir exécutif ? Entre un parti qui, depuis le 7 octobre, exécute des journalistes et autorise le meurtre de vieillards et d’enfants, et un parti qui, depuis le 7 octobre, exécute des journalistes et autorise le meurtre de vieillards et d’enfants ? Pourquoi devrait-on choisir un camp lorsque les deux nous horrifient ? Et surtout, surtout, pourquoi faudrait-il l’ouvrir alors que personne ne nous écoute? Franchement, ça lui en fait une belle, à Netanyahou, que je donne mon avis sur Instagram. Je suis sûre qu’il va arrêter le bombardement de Gaza. Quant à Ghazi Hamad, porte-parole du Hamas, depuis que j’ai condamné sur X les attaques du 7 octobre, il a décidé que finalement, d’accord, les sept millions de citoyens d’Israël étaient chez eux, désolé pour les otages, on vous les rend, et désolé aussi pour les Palestiniens, on s’est gourrés. Bibi et Ghazi, tête basse et main dans la main : oupsi, on n’avait pas vu la publi de Taillandier. Heureusement que je suis là pour donner mon avis instantané, ignare et irréfléchi sur toutes les plateformes disponibles. Ça va vachement mieux.

 

ON S’ÉCHARPE MAIS AU FOND, CE QU’ON VOUDRAIT TOUS EST TRÈS SIMPLE : LA PAIX. Dans ce « tous » il y a aussi la plupart des Israéliens et les Palestiniens, et la plupart de celles et ceux qui, partout sur la terre, se sentent lié.es, pour une raison ou une autre, à ces deux peuples qui habitent la même terre. Nous voulons la paix : c’est globalement ça que veulent les peuples. C’est ce que veulent les citoyens d’Israël qui, arrivés là en 1948, ne fuyaient rien de moins que l’extermination. C’est ce que veulent les citoyens de Gaza qui subissent depuis trente ans les assauts de Tsahal, en représailles aux roquettes lancées par le Hamas, sans jamais connaître de trêve plus longue que quelques mois. Tout le monde veut la paix, mais hélas les raisons de faire la guerre ne manquent pas, ni d’un côté ni de l’autre. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile », disait Rousseau – et du bordel global, disons-nous pour notre part.

 

ET QUI EST LE PREMIER, EN L’OCCURRENCE ? PRENEZ VOTRE TEMPS POUR RÉPONDRE. Est-ce le Hamas et sa stratégie d’action violente construite à partir des années 1980 ? Est- ce qu’il faut remonter à 1948 et à la création de l’État d’Israël sur des terres revendiquées par les Arabes de Palestine ? Ou à la conférence de San Remo qui, en 1920, dépeça l’Empire ottoman vaincu et accorda des mandats coloniaux aux Français et aux Britanniques ? Ou aux accords Sykes-Picot, du nom des deux moustachus qui les rédigèrent, pendant la Première Guerre mondiale, dans les salons feutrés de la diplomatie, pendant que leurs concitoyens se faisaient trouer la peau pour d’autres accords signés par d’autres moustachus, plus tôt dans l’histoire ? Est-ce la faute de Hitler ? De l’Empire ottoman ? Des croisades ? Du christianisme et de ses siècles d’antisémitisme ? De la conquête arabe ? De Moïse ? De Dieu lui-même ? Combien de moustachus dans combien de salons ? Prenez votre temps, vous dis-je, on a toute l’histoire à dérouler.

 

D’OÙ LE MOT D’ORDRE : CESSEZ-LE-FEU. Au moins, là-dessus, on est tous d’accord. À Gaza et ailleurs, ce qu’on voudrait, c’est ça : cessez-le-feu. On voudrait juste que les gens (nos semblables, nous) ne soient pas bombardés chez eux, à l’école, à l’hôpital, qu’ils ne soient pas assiégés, qu’ils ne soient pas massacrés, enlevés, enfermés, chassés. Cessez-le-feu. Mais alors on a beau le mettre avec des hashtags dans tous les coins, force est de constater que ça ne sert à rien. Le feu ne cesse pas du tout, du tout. C’est bizarre, tout se passe comme si Netanyahou n’en avait rien à foutre. Comme si Ebraïm Raïssi n’en avait rien à foutre. Comme si Emmanuel Macron n’en avait rien à foutre, ni Joe Biden, ni aucun de ces hommes bien assis dans leurs salons feutrés, qui décident de faire pleuvoir les bombes, de foutre le feu aux maisons.

 

C’EST PEUT-ÊTRE ÇA, L’HISTOIRE, les hommes qui nous gouvernent à travers les siècles, avec ou sans moustache, n’en ont rien à foutre qu’on veuille la paix. Ils s’en fichent qu’on veuille vivre là où on est né ou au contraire pouvoir aller ailleurs, ils s’en fichent qu’on souhaite mourir sans souffrance ou juste voir grandir nos gosses. Est-ce que le Hamas veut le bien des Gazaouis ? Est-ce que Netanyahou veut le bien des Israéliens ? Et chez nous, pendant qu’on s’écharpe sur les réseaux avec la bénédiction de nos ministres et députés, est-ce que ceux-ci veulent notre bien ? Depuis le 7 octobre, notre gouvernement a supprimé l’aide médicale de l’État – c’est bafouer l’antique serment médical qui dit : « Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me le demandera. » Il a durci les conditions d’accès au revenu de solidarité. Il a imposé, par 49.3, un budget de sécurité sociale coupant encore davantage les crédits aux services sociaux et aux soins. Il y a eu depuis 2017 (année d’élection) cinq fois plus de morts sous les balles policières que dans les 15 années précédentes. Notre ministre de la Justice est devant la justice, pour répondre de procédures disciplinaires contre des magistrats chargés de veiller à la justice. Et sinon, quand il n’est pas occupé à tout ça, notre gouvernement fait produire beaucoup, beaucoup d’armes.

 

LE MOT CESSEZ-LE-FEU EST TOUT JEUNE. Il est apparu en 1919 dans Les Croix de bois, témoignage de Roland Dorgelès sur la guerre qu’il a faite comme poilu (pendant que des moustachus découpaient la Palestine dans un salon). Dans le livre, immense succès de librairie, le mot « cessez-le-feu » apparaît une fois. Celui de « gouvernement » une fois aussi, dans un court chapitre qui raconte la scène suivante. On fusille, devant le narrateur et les autres poilus, l’un des leurs, qui crie « par pitié », et « j’ai deux enfants » et se prend douze balles dans le corps, tandis que les autres sont obligés de regarder (mais jamais le narrateur ne précise par quoi, par qui ils y sont obligés). Le petit soldat tombe en hurlant à ses mômes. Pourquoi le fusille-t-on ? « On l’a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. » C’est un humain qui a dit : j’y suis allé hier, aujourd’hui je veux la paix. Je suis un petit humain sans pouvoir mais je dis non. Les gendarmes l’ont pris. Un caporal commis d’office a tenté de le défendre, dans une salle d’auberge d’un village déserté par la guerre. Il a tenté de le défendre contre le commissaire, qui portait une fine moustache, puis, ajoute le narrateur, « le commissaire du gouvernement a ri, derrière sa main gantée ».

 

LE CAUCHEMAR EST CRÉÉ PAR L’ESPRIT HUMAIN, DISIONS-NOUS. Par l’esprit de certains humains. Ils portent, ou pas, des moustaches ou des gants ; et ils décident de massacres entiers en buvant du thé dans de beaux salons Empire, à tous les chapitres de l’histoire et dans tous les styles Empire correspondants. Ils sont au pouvoir – ils ont du pouvoir. Ce sont eux, les ennemis, ennemis de Dieu et du genre humain – nous –, eux qui rient derrière leur main en préparant un ordre de massacre, pour demain ou dans dix ans. C’est à eux qu’il faut adresser ce mot tout jeune, né au moment où un de leurs pairs traçait sur une carte ce qui est aujourd’hui le mur de Gaza. C’est avec eux qu’il faut s’écharper. Pas avec Dieu, ni avec nos frères, comme nous spectateurs obligés du massacre –  nous croyant impuissants, mais qui seuls pouvons, peut-être, faire cesser le feu dans cette putain d’espèce humaine.




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