Une chronique extraite du n°126 de Mouvement
1-Temple ensanglanté.
Alors donc : selon le ministre de l’Intérieur et des Cultes, et nouveau président du parti les Républicains, quand quelqu’un est en prière, et qu’il est frappé de cinquante-sept coups de couteau, tandis que son assassin filme le meurtre, dans le temple ensanglanté, en criant « ton Allah de merde », ces faits ne méritent pas d’être caractérisés comme islamophobes. Non. Aboubakar Cissé gît dans son sang au milieu de la mosquée, mais on ne peut pas dire qu’il a été victime d’islamophobie. Pourquoi ? « Parce qu’il y a une connotation idéologique du terme islamophobie très marquée », explique M. Retailleau sur le plateau de BFM TV le 29 avril.
2-Connotation, non non non.
Or le ministre de l’Intérieur et des Cultes, c’est pas son truc, la connotation idéologique. Il n’aime pas les mots qui sont connotés. Ouh la non. Pourtant il aime employer le mot « ensauvagement », par exemple : « Il y a un ensauvagement de la société française », affirmait-il en 2020, un terme pourtant parfaitement identifié comme cheval de Troie de l’extrême droite française et connotant la longue histoire coloniale de France. Ou bien, à d’autres moments, Bruno Retailleau aime employer le mot « communautarisme » : la présence de La France insoumise lors du rassemblement en hommage à Aboubakar Cissé, la victime de ce crime, c’est « Jean-Luc Mélenchon et LFI qui font du communautarisme », dit-il, toujours sur le même plateau. Ce dernier terme, objet d’une recherche du sociologue Fabrice Dhume, est ainsi caractérisé : « un mot-valise à forte connotation idéologique nationaliste. Le terme sert étrangement peu à qualifier des faits, pour la raison simple qu’il les disqualifie d’emblée. » Mais bon, le ministre de l’Intérieur et des Cultes ne voit pas le problème.
En revanche avec « islamophobie », si, là il voit le problème, tant pis pour l’assassinat d’un homme en prière, tant pis pour l’insulte à la religion. Ce n’est pas possible de qualifier le crime d’islamophobe. Non non non. Parce que c’est un mot qui porte « une connotation idéologique très marquée », on l’a dit, et marquée « du côté des Frères musulmans », comprenez ça comme vous pourrez. C’est pourquoi « on prend une précaution à ne pas l’utiliser au sein du ministère de l’Intérieur ». Monsieur le ministre Retailleau a décidé dans son ministère qu’on n’utiliserait pas ce terme. Dommage, pour un mot qui, compris et employé par tous, permet de caractériser une agression – notamment en se rendant au commissariat de police, où travaillent les agents du ministère de l’Intérieur. Et ce dans un contexte où « de nombreuses victimes ne portent pas plainte par banalisation des faits, par manque de confiance envers les forces de l’ordre ou en raison de suites jugées peu concluantes », selon les mots de la direction des Libertés publiques et des Affaires juridiques (DLPAJ) du même ministère de l’Intérieur. Employer, donc, le mot « islamophobie », ça aurait été pratique pour faire avancer la justice.
3-Bizarre.
Mais que voulez-vous, c’est impossible ! Car les Frères musulmans seraient derrière le mot « islamophobie ». C’est bizarre, parce que la première définition du terme, et sa première attestation en français, date de 1910 — dix-huit ans avant la fondation des Frères musulmans en Égypte — et on la doit à un juriste du ministère des Colonies : l’islamophobie est un « préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne ». Bizarre aussi, l’ONU l’emploie et le définit ainsi : « L’islamophobie se définit par la peur, les préjugés et la haine envers les musulmans. Motivée par une hostilité institutionnelle, idéologique, politique et religieuse qui peut se transformer en racisme structurel et culturel, [celle-ci] cible les symboles et les pratiquants de la religion musulmane. » Donc par exemple, l’assassinat barbare d’un homme en prière dans la mosquée de La Grand-Combe, le vendredi, avec des insultes à Allah en prime, ça tomberait assez bien sous le sens du mot « islamophobie » tel que défini. Mais que voulez-vous, Monsieur Retailleau sait mieux que l’histoire, et mieux que l’ONU.
4-Submersion de naïveté.
Les Frères musulmans, d’ailleurs, ont selon le ministre de l’Intérieur « une organisation et un mode opératoire visant à faire basculer toute la société, tout un territoire, dans la charia ». Ce qui revient à dire (ce qui connote) qu’à chaque fois que moi et mes kheys on emploie le mot « islamophobie », on leur déroulerait le tapis rouge. Moi qui croyais que je tenais à la Constitution française, celle qui, par son article premier, stipule que « La France […] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Eh bien pas du tout ! En fait, à chaque fois que je m’émeus que quelqu’un soit agressé ou discriminé sur la base de sa religion, quand je déplore que mes khoyas ne puissent plus faire de sport avec un voile sur la tête dans mon pays des Lumières, alors même que le Comité international olympique l’autorise, quand je pleure à l’idée qu’un jeune homme en prière soit massacré au nom de sa foi, je me fais tout simplement complice de la mise en place de la charia. Quelle naïve je fais.
Car les Frères musulmans, toujours eux, « voudraient idéologiser le voile et politiser la religion », dit le ministre des Cultes sur BFM. Or lui, ça, ça ne lui va pas. Monsieur Retailleau n’aime pas du tout qu’on idéologise, encore moins politise la religion. Ce qui est quand même cocasse pour un homme aussi attaché aux traditions et à l’histoire de la France, pays qui, depuis la Réforme où on a criminalisé les protestants, jusqu’au régime de Vichy sous lequel on a donné la chasse aux juifs, en passant par celui de l’indigénat qui a refusé aux musulmans l’accès à la citoyenneté française durant l’occupation coloniale de l’Algérie, a toujours fait des religions des enjeux politiques. Mais Monsieur Retailleau n’est pas sensible au cocasse. Il est sensible aux menaces. Il annonce ainsi la « submersion » frériste – aucune connotation sensationnaliste ou xénophobe dans ce mot, évidemment : 207 lieux de culte seraient affiliés au mouvement. Sur un total de 2 800 recensés par le ministère de l’Intérieur lui-même, j’avoue ne pas sentir là de bascule imminente dans la charia, mais bon, je suis peut-être, là encore, naïve.
J’avoue aussi ne pas avoir entre les mains les rapports secret défense dont dispose le ministère de l’Intérieur. Et je n’ai aucun problème, bien au contraire, avec le fait que ledit ministère lutte contre les partisans d’idéologies anticonstitutionnelles : notamment, l’ensemble des groupes d’extrême droite qui, en France, foulent le pavé des grands centres-villes en portant cagoule et le bras en l’air, et qui souhaitent – comme Philippe de Villiers, mentor de notre ministre – le retour de la loi aux valeurs chrétiennes de la France. Car j’ai beau être chrétienne et croyante, je préfère l’égalité des citoyens, le droit à l’avortement, et la protection des homosexuels, à une constitution fondée sur les hadiths du Vatican. J’imagine donc que si j’étais musulmane, ce serait pareil. Mais je suis peut-être naïve.
5-Vrai frère, faux frère.
Il se trouve que l’islam et le christianisme se rencontrent sur beaucoup de choses, notamment sur un commandement qui se trouve être aussi l’un des trois termes de la devise républicaine : la fraternité. L’Évangile dit : « Un seul est votre Maître, et vous êtes tous frères. » (Ma 23:8) Le Coran : « Les croyants ne sont que des frères. Établissez la concorde entre vos frères, et craignez Dieu, afin qu’on vous fasse miséricorde. » (49-10) Moi et mes kheys, on est d’accord là-dessus, et a priori, le catholique revendiqué Bruno Retailleau devrait être, lui aussi, mon frangin. Ou alors le républicain Retailleau, devrait, il me semble, appliquer la devise de la République et se dire notre kho à tous, habitants de ce pays. Mais voilà qu’à force de naïveté, je fais peut-être, sans le savoir, dans le frérisme.
Ou alors, dernière hypothèse, qui emprunte la logique du ministre de l’Intérieur et des Cultes : le pays serait prêt à basculer. Avec leur entrisme à tous les échelons dans le sport comme dans l’éducation, des individus mal intentionnés voudraient propager « une menace qui s’étend de manière pernicieuse et progressive » représentant « un danger pour la cohésion nationale » : celui de diviser la communauté citoyenne en réactivant la rhétorique de l’ennemi intérieur qui « écrit chez nous, à notre place, une histoire qui n’est pas la nôtre, et il le fait avec une part des nôtres » (tous ces propos sont ceux du ministre).
Je le connais, celui qui écrit chez moi et à ma place une histoire faite d’intolérance, de rejet et de division. Et celui-là, mes bien chers kheys, c’est sûr que c’est un faux frère.
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