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En 2018, LVMH a remporté le Jardin d’Acclimatation à Paris sur une simple promesse : remplacer la fête foraine par une « fête Impériale » et la famille qui faisait tourner les manèges par des employés. Pour perpétuer leur artisanat − à l’origine du spectacle moderne − les forains s’en étaient remis au Ministère de la culture, mais ce dernier avait refusé de l’inscrire au patrimoine. Que reste-t-il de ce mode de vie nomade et indomptable ?

Le 30 avril 2018, un escadron de forains brandissant des pancartes « vol de manèges » et leur écurie de camions fondent sur le Bois de Boulogne. L’attroupement fait mauvais genre à côté de la rutilante Fondation Louis Vuitton, surtout la veille de l’inauguration du dernier caprice de Bernard Arnault : LVMH a remporté dans un même package les 18 hectares du Jardin d’acclimatation et les attractions exploitées jusqu’alors par une famille de forains. L’affaire s’est conclue avec la Mairie de Paris sur la base d’une démarche « innovante » valorisant l’héritage patrimonial de Napoléon III – en particulier la « fête impériale » – avec le soutien financier d’une filiale de la Caisse des dépôts. « Je ne me vois pas faire des sacs à main un jour, chacun son histoire, argumente Daniel Pourrier, président du Syndicat autonome des forains de France qu’il a fondé il y a trente-deux ans. Nous, on travaille au feeling, on a notre touche personnelle, un peu comme des artistes peintres. J’ai peur que cette âme-là s’amenuise dans ce genre de consortiums. Notre métier mérite de rester artisanal. » Le 20 avril 2017, une ordonnance met les forains en concurrence directe avec des multinationales en soumettant leurs emplacements traditionnels à des appels à projet. La charte signée un an plus tôt par le ministère de la Culture, visant à protéger les cultures des « Gens du voyage et Tsiganes de France », arts forains compris, serait-elle donc passée à la trappe ? 



Une histoire de famille


Le fils Pourrier, Freddy de son prénom, partage la crainte de « se faire bouffer à coups de milliards », mais il a confiance en ses enfants. Empli de fierté, il montre une vidéo de sa petite de trois ans qui prend le micro avec assurance. Le temps de la foire aux manèges de Lille, l’une des plus importantes de la tournée Nord-Est, Ella et son frère aîné sont scolarisés au centre-ville, à quelques enjambées du site. Le jeune homme de 32 ans se présente avec son titre de noblesse : « forain de la cinquième génération ». « Je vis toute l’année dans ma caravane, mon grand-père est né dans une caravane, plante-t-il, une pointe d’orgueil dans ses yeux gris. C’est mon père qui m’a tout appris. À dix ans, je touchais déjà aux pédales du semi-remorque. » Freddy a quitté l’école à 16 ans pour suivre sans hésiter la voie ouverte par des aïeuls confiseurs et perpétuée par des parents reconvertis dans les indémodables chevaux de bois. Le métier – un subtil mélange entre mécanicien, chauffeur, animateur, décorateur, scénographe et commerçant – nécessite une science de la débrouille qui ne s’apprend pas en classe. Plus taciturne, Freddy se contente d’un « on est là pour vendre du rêve », en refermant la guérite d’où il gère la caisse et la mécanique du Top Scan Poséidon. Ce lundi, la grisaille s’estompe timidement au-dessus des décors acidulés promettant « gags à gogo », aventures au pays des pharaons ou encore frissons dans des palais de l’horreur : « Pourvu qu’il ne pleuve pas… Hier on n’a fait que 20 % du chiffre d’affaires habituel. »

 

À 10 heures, le « rêve » ressemble à un village fantôme, accroché au Vieux-Lille. Quelques ombres se glissent entre les attractions figées par la nuit – tests et contrôles quotidiens obligent – et les chiens se faufilent à travers les portes entrebâillées des caravanes postées à l’arrière. En milieu d'après-midi, peu après l’ouverture de la foire, les cris des aficionados des manèges à vertige, la techno et les tubes bon marché remplacent le chant des perceuses. Les micros lâchent leurs « vous en voulez encore ?! » et les effluves de churros prennent les narines d’assaut. Difficile, dans ce dédale, de mettre la main sur Tony Coppier, un des leaders du comité de la fête foraine, chargé de l’organisation pratique et des relations avec la Mairie. « Certains de nos jeunes cherchent à se réinventer ailleurs mais l’herbe n’y est pas plus verte… Quelques-uns sont partis mais beaucoup reviennent », concède-t-il, heureux que son cadet de 22 ans reprenne le « métier » familial, une chenille décorée sur la thématique « bonbon ». « À moins qu’il ne se marie avec une infirmière ou une avocate ! »



« Être forain c’est un virus, et il n’y a pas de médicament contre ça »



Le peintre et le saltimbanque


Attablé à l’une des buvettes, Tony, 56 ans, déroule à son tour sa généalogie : son arrière-grand-père, issu d’une famille d’aristocrates suisses, a fui son destin de curé. Dans sa cavale, il rencontra des forains et c’est ainsi que, bon peintre, il gagna sa croûte en composant les façades des manèges. Quelques-unes de ses œuvres sont encore visibles au Musée des arts forains à Paris et à l’Écomusée d’Alsace. Ses grands-parents ont confectionné eux-mêmes et décoré à la main les wagons de leur chenille. « Ils y ont passé deux ans. Mais ça, ça n’existe plus. Avant les forains faisaient toute leur vie avec un manège, maintenant il faut changer régulièrement. » Les attractions s’adaptent au « toujours plus haut, toujours plus vite » et s’achètent clefs en main, d’occasion ou à des sociétés étrangères spécialisées. Être forain nécessitera bientôt davantage de compétences en informatique que de gros bras.

 

Ces mutations feraient presque oublier ce que doivent les arts aux forains, ces « derniers grands nomades de France ». Jongleurs, comédiens et marionnettistes jusqu’au XVIIIe siècle, ils ont ensuite monté des musées ambulants, et ont popularisé et perfectionné le cinéma dès 1896, soit un an après son invention par les frères Lumière. Zeev Gourarier, conservateur au MuCEM, le rappelle : « Toute cette tradition est à l’origine du spectacle moderne. » L’an dernier, il s’est exprimé en faveur de l’inscription de la « culture vivante de la fête foraine » au patrimoine immatériel de l’Unesco, espérant une prise de conscience, même tardive, de la part des institutions culturelles. Louis XIV lui-même avait ses montagnes russes, et même l’esthétique dérivée de Disney est un concept typiquement français, attribué à Henri Devos dans les années 1930. On ne verra jamais de Mickey dans une foire américaine, parole de spécialiste des arts forains. Aujourd’hui, Zeev Gourarier soupire : « Les élites cherchent la vérité pour comprendre le réel, les forains, eux, sont du côté du rêve. Ils s’amusent avec cette réalité et la ridiculisent quelque fois. Une fête foraine, c’est un véritable bouillon de culture, trop souvent considéré comme simple décor. » Marcel Campion, que les médias ont affublé du titre de « roi des forains », résume – « le forain est un inventeur permanent » – mais balaie l’option patrimoniale : « Les ministres de la Culture ne veulent pas des arts populaires ! Le jour où les forains se laisseront faire, ils seront morts. » La fête des Tuileries à Paris, dont le jardin dépend de l’État et non de la municipalité, incarne à ce titre une véritable conquête. C’était en 1985 : « On l’a installée d’autorité, se souvient Marcel Campion. Si on n’avait pas fait une sorte de guérilla, elle n’aurait jamais été adoptée. » Daniel Pourrier, dont la vie ressemble parfois à une négociation permanente avec les élus locaux, n’est pas dupe non plus : « Mon Dieu ! J’aimerais bien qu’on entre au patrimoine culturel mais les maires ne pourront plus faire ce qu’ils veulent avec le domaine public, ils ne vont pas se mettre une corde au cou. » Une reconnaissance de la part du ministère de la Culture permettrait aux 35 000 forains, considérés comme entrepreneurs lambda, d’acquérir un statut spécifique, au même titre que les circassiens, et de dépendre d’une seule tutelle – au lieu de passer des Finances aux Transports en passant par l’Intérieur.



 Marcel Campion : « Le jour où les forains se laisseront faire, ils seront morts »



Normes sédentaires


Rien n’y fait, ces nomades ne rentrent pas dans les cases, au sens propre comme au figuré. À commencer par la taille de leurs convois, qui dépasse la norme admise des poids lourds. Dans la compétition pour l’espace public, les forains, pas nécessairement inscrits sur les listes électorales des villes qu’ils traversent, se sentent lésés : « Un forain sait s’adapter, mais il refuse qu’on lui impose des diktats et qu’on lui enlève son droit au travail », insiste Daniel Pourrier. Si certaines mairies, comme celles de Lille, Metz ou Mulhouse, ont préservé la fête foraine au centre-ville dans leurs plans de restructuration, des exemples comme Strasbourg, où le site de foire accueille désormais le siège du Parlement européen et son quartier d’affaires, et Toulouse, où la foire a été déportée à côté du parc des expositions, ne manquent pas. Les emplacements sont parfois supprimés sans proposition de compensation. « En région [où travaille la majorité des forain – Nda], ils crèvent, poursuit le syndicaliste. Chez nous, le chômage n’existe pas, nos manèges valent de plus en plus cher [jusqu’à des millions d’euros – Nda] et les banques ont du mal à suivre. Je reçois des appels tous les jours de gars qui ont du mal à joindre les deux bouts. » La success story du médiatique Marcel Campion – qui a commencé à 18 ans avec une baraque à frites et se retrouve à 79 ans propriétaire de plusieurs entreprises, d’une villa à Saint-Tropez et d’un appartement à Paris – serait l’exception qui confirme la règle. Les administrations plébiscitent plutôt les parcs d’attraction, tels que Heroic Land à Calais en bordure de l’A16 et ses 275 millions d’euros d’aides publiques. Ces complexes seraient à la fête foraine ce que les supermarchés sont aux commerces de proximité, une analogie prisée par les forains.



De loin, ces entrepreneurs ressemblent pourtant au modèle glorifié en Macronie : des travailleurs flexibles qui peuvent abattre jusqu’à 35 heures en un week-end, sans RTT ni jours fériés, et surtout sans subventions. Entre deux « mon Dieu ! », Daniel Pourrier admet que c’est plutôt l’image du « voleur de poules » qui leur colle à la peau : « C’est très compliqué de vivre avec ! Ce n’est pas du racisme mais presque. On ne nous connaît pas et les administrations sédentaires ne nous comprennent pas. » La carte d’identité du forain, c’est sa tournée et son emplacement ; le reste, sa ville ou son pays d’origine, n’a pas d’importance. Après toute une vie sur les routes, le sexagénaire a « calmé le jeu » et posé ses valises à Compiègne, mais l’idée de la retraite ne lui traverse pas l’esprit : « C’est un virus et il n’y a pas de médicament contre ça ! » Du haut de son expérience de terrain, il garantit le rôle culturel et social de son métier. « La fête foraine est festive, purement populaire. Tout le monde n’a pas les moyens d’aller à Saint-Tropez ou de payer l’entrée d’un parc d’attraction. À la fête foraine, vous pouvez vous échapper de votre quotidien même si vous n’avez pas une thune en poche. »


À Paris, entre la pyramide du Louvre et l’obélisque de la Concorde, la fête des Tuileries se termine. Cette nuit de 1985, pendant laquelle les forains avaient installé leurs manèges à la sauvage dans les prestigieux jardins, semble oubliée. Mais quelque chose de la cour des Miracles persiste, malgré la restriction des animations sonores et l’absence des caravanes. Chez Didine, on boit les premiers cafés à l’ombre des tentures. « On est contents de partir ! C’est un truc que les sédentaires ne peuvent pas comprendre », sourit la patronne avec l’assurance de celle à qui on ne la fait pas. Tarik, intronisé à l’occasion de son mariage, présente son jeu de massacre « maison » à l’effigie d’Anne Hidalgo. Le doyen des lieux, « Géno », parle de son Rainbow comme d’un cheval qu’il aurait appris à dompter et dont il reconnaît à l’oreille les moindres soubresauts. À 78 ans, il compte bien « mourir sur son métier », en vrai saltimbanque. Ici, le nom de Marcel Campion, promoteur des principales fêtes de la tournée de Paris, est sur toutes les lèvres. À Lille, Tony Coppier hausse les épaules : « On n’a pas de roi ou alors on l’est tous ! » Et c’est peut-être ça que les pouvoirs publics ne comprennent toujours pas.

 


Texte : Orianne Hidalgo-Laurier

Photographies de Émile Barret