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Un reportage extrait du Mouvement N°116


« Les manifestations calmes, ça n’a jamais marché. Faut leur faire un peu peur. En 2013, le Comité d’Action Viticole a mis une bombe au siège du Parti Socialiste de Carcassonne : je peux vous garantir que le lendemain on a eu tout ce qu’on voulait. Mais bon, depuis les attentats, la bombe, je ne soutiens plus. Et y’a plus de cabines téléphoniques pour revendiquer les explosions.» C’est Frédéric Rouanet qui raconte, un grand bonhomme au crâne rasé avec des manières de boxeur. Des hirondelles s’agitent sous le plexiglas du hangar agricole : dans quelques jours, elles prendront la route du sud, avec un mois de retard. Une dizaine de tracteurs et pas une goutte de vin. Pas de dynamite non plus : les temps changent. Il y a 10 ans, on en achetait dans le commerce pour usage agricole et on la stockait là, à côté des boulons et du marteau. Rouanet est président du syndicat des vignerons de l’Aude, fondé à la suite de la révolte des vignerons de 1907. Le syndicat revendique un taux d’adhésion inégalé en France – 98 % des 4 000 viticulteurs du département – et des méthodes forgées dans l’adversité par un siècle de lutte : un brin de diplomatie, beaucoup d’action directe. « La meilleure chose que j’ai faite en 10 ans de syndicalisme, c’est d’aller vider du vin en Espagne. On se mettait au péage, on arrêtait les camions qui roulaient vers la frontière, et on les vidait sur le bord de la route. Il y avait du vin partout. Depuis, tous les six mois, les ministres français, italiens et espagnols se réunissent avec un pote à moi qui est président des caves coopératives d’Occitanie. Ça a servi. » La majorité des viticulteurs audois sont adhérents à des coopératives. Ils regroupent leurs récoltes, la cave se charge de presser et de vinifier le raisin, puis de le vendre en vrac à des négociants. Un vin de table bon marché. Pour maintenir ce rapport quantité/prix, un certain nombre de viticulteurs dépendent du glyphosate, dont l’interdiction est imminente. Ajoutez à cela le gel et la sécheresse : en 2021, l’Aude a fait la plus petite récolte de son histoire.



« Vous en saurez plus à la réunion de secteur. Venez à 18 heures à Montredon. Restez habillés comme ça et faites-vous discrets, qu’on vous prenne pas pour des RG. » Montredon-des-Corbières : le nom d’un village associé au mot « drame » dans toutes les mémoires du département. Le 4 mars 1976, une manifestation de vignerons dérape en fusillade générale. Un CRS meurt d’une cartouche servant au gros gibier, un viticulteur est tué en représailles, une trentaine de personnes sont blessées par balle. Mais ce soir à Montredon, ça sent l’eau de Cologne. 80 viticulteurs – dont une viticultrice – sont assis sur des chaises en plastique dans une salle des fêtes à l’écho effroyable.


« J’ai pas envie d’être un fonctionnaire, j’ai envie de produire ce que les gens demandent », lâche Franck Saillan, qui fait pousser quelques oliviers pour se diversifier.


La présentation est une longue étude de marché étayée par des graphiques sur PowerPoint : les blancs gagnent en valeur, le bio n’est pas rentable en ce moment, la dévaluation du peso argentin risque de favoriser les importations, la bière grignote nos parts de marché. C’est aussi une course effrénée derrière le « buveur français disparu ». « Il y a trois semaines, j’ai déjeuné au Courtepaille de Narbonne avec un copain. Le restaurant était plein, et pas une goutte de vin à table ! » Depuis plus d’un siècle, le Languedoc s’enorgueillit de produire un vin de qualité pour désaltérer le paysan et l’ouvrier. La consommation française s’est divisée par trois en 60 ans. En 1907, les vignerons défilaient sous des banderoles « vive le vin naturel ». En 2021, ils saccagent l’Institut de la Vigne et du Vin pour protester contre l’interdiction du glyphosate. Ce sont pourtant les mêmes lieux, les mêmes familles, la même mémoire. Y a-t-il un sens à cette histoire ?



LE MIDI ROUGE


Fin XIXe : le vignoble se remet péniblement de la crise du phylloxéra qui a décimé les cultures. Brutalement désorganisé, le marché du vin est le terrain de jeu des trafiquants de toute espèce. On les appelle les négociants. Ils font la pluie, le beau temps, et la cuisine : d’abord, achetez du vin en vrac auprès des vignerons du Languedoc. Ajoutez du sucre pour rehausser les degrés ; mouillez ensuite à l’eau pour doubler vos volumes. Des acides en tout genre servent à la couleur ou aux tanins. Le marché est inondé, le vin mauvais, les cours chutent. Pour enclencher un rapport de force, à partir de 1901, les petits propriétaires du Languedoc se réunissent en coopératives. La cave des « Vignerons Libres » de Maraussan, première du genre, coupe sa bibine avec pas mal de socialisme révolutionnaire. Contre le vin trafiqué, ils défendent un savoir-faire et un vin « naturel », qui correspond à peu près au cahier des charges du bio aujourd’hui. De Nîmes à Perpignan, le Midi s’embrase contre les négociants qui s’engraissent et l’État qui laisse faire. En 1907, la manifestation de Narbonne est réprimée dans le sang. C’est la fin de la révolte des vignerons et le début des acquis : le vin, désormais, sera fabriqué exclusivement à partir de raisins frais fermentés. Cette définition fait loi dans le monde entier.



Frédéric Rouanet, président du Syndicat des vignerons de l’Aude


Les choses se gâtent avec l’ouverture du Marché Commun Européen dans les années 1950. Arguant de leur mauvais climat, certains vignobles obtiennent des dérogations à l’interdiction de sucrage. Le vin italien est systématiquement trafiqué, avec la complicité des négociants. Du vin bulgare se fait passer pour du vin allemand. En Bourgogne et en Champagne, des tonnes de sucre disparaissent dans la nature. Seul le Languedoc joue le jeu : après 1907, c’est un code d’honneur. Et les viticulteurs perdent de l’argent. Au début des années 1960 apparaissent les premiers Comités d’Action Viticole (CAV), pensés comme le « bras armé » des syndicats officiels. À l’époque, tout le monde rentre d’Algérie, a un fusil, sait s’en servir. Et puis, les Comités d’Action ont compris que s’ils acceptent d’aller négocier dans des jolis bureaux à Narbonne, ils ont déjà perdu au moment d’enfiler leur costume. Au mépris de l’État, qui les laisse crever pour protéger ses intérêts industriels – je t’ouvre le marché du vin, tu m’achètes des Moulinex –, ils opposent les explosifs. Dans les années 1960, le Languedoc redécouvre son histoire cathare grâce à une émission de télé diffusée sur l’ORTF ; dans les années 1970, les Comités d’Action inventent « l’idée occitane » et forgent un slogan qui fera carrière au Larzac : « volèm viure al país » (« Nous voulons vivre au pays »). Le mouvement cultive des liens avec les grévistes de l’usine de Chalabre, la lutte antinucléaire, et le tout jeune mouvement autonomiste corse dont l’acte fondateur – la prise d’otage d’Aléria à l’été 1975 – est également lié au négoce frauduleux du vin. C’est aussi le moment du Plan Racine, qui projette de transformer le littoral languedocien en Aquaboulevard pour classes moyennes émergentes. Entre deux sabotages, les Comités d’Action exposent leurs doléances et leurs aspirations dans un petit livre miraculeux d’intelligence, La Révolte du Midi, imprimé deux jours avant Montredon. « C’est une réflexion autochtone : ces gars-là ont pensé ça avec leurs pieds, leurs mains et leur colère. Il n’y a jamais une référence à autre chose qu’eux-mêmes, parce qu’ils ont compris que les intellectuels de gauche en ville n’ont de toute façon que du mépris pour eux », décrypte Laurent Cavalié, auteur d’une pièce de théâtre inspirée des CAV. De Narbonne à Carcassonne, tout le monde connaît cette histoire.




VOUS ÊTES VIVEMENT ENCOURAGÉS À COOPÉRER


« Ma mère était institutrice. Un jour, les petits sont venus la prévenir : “Madame, les insectes, les criquets, les abeilles, tout tombe du ciel”, se souvient Xavier Ledogar, vigneron à Ferrals- les-Corbières. Elle a enfermé les gamins dans la classe, parce qu’elle avait fait le rapprochement : on nous avait dit qu’un virus allait anéantir le vignoble et qu’un hélicoptère allait foutre des produits chimiques partout.» 1999 : réquisitionné par arrêté préfectoral, l’hélicoptère asperge le pays dans les grandes largeurs : du bio, du non-bio, des routes et des villages. Le syndicat des vignerons est tout sourire ; Ledogar fait la gueule. On lui avait interdit d’aller dans les vignes les deux jours qui ont suivi le traitement contre la flavescence dorée. « J’y suis allé quand même. J’avais repéré un nid d’alouettes. Tous les petits étaient morts.» À l’entrée de sa cave, un vieux chien mène une garde négligente. La bâtisse a été construite en 1905 par des francs-maçons : c’était juste avant l’avènement des coopératives, à une époque où les vignerons ne travaillaient pas leurs vignes, mais celles de l’aristocratie du coin. La lumière perce les vitraux de la cave, et dessine la croix de l’Ordre des Chevaliers templiers que l’on retrouve sur les bouteilles du domaine. Les frères Ledogar cultivent une vingtaine d’hectares le plus naturellement possible. Si l’entreprise a pu connaître le succès, et Ledogar se faire un nom à la cinquième génération de vignerons, c’est grâce à leur père qui fit sortir l’exploitation de la coopérative du village au terme des 27 années qui l’engageaient contractuellement. «Ils ne veulent plus que les gens sortent. Quand tu reprends les vignes d’un coopérateur, tu es obligé d’apporter tes raisins à la coopérative», poursuit Ledogar. Le père avait un jardin en biodynamie. Il était mordu de botanique. Pendant 27 ans, pourtant, il dope son raisin aux produits Monsanto pour faire comme tout le monde. « Il suivait les traitements à la lettre. Et, à chaque fois, il passait la journée du lendemain au lit, à vomir partout. Il est mort d’un cancer.» 45 coopératives viticoles sont encore debout dans le département de l’Aude. Chacune a son fonctionnement propre : certaines sont spécialisées dans le raisin bio, d’autres mettent en cubis une partie de leur production et lancent sur le marché leurs propres innovations. Les statuts contractuels varient d’une cave à l’autre. Souvent, c’est un engagement familial de plusieurs décennies, chevillé à un tract du PS et un prêt bancaire au Crédit Agricole. Le Midi rouge : des syndicalistes autour d’un pichet de Carignan. Certains sabotent leur propre récolte pour sortir de la coopérative. « Il y avait un gars, au village, qui voulait se foutre en cave particulière. Il a balancé de la potasse dans une benne, c’était tricher, et il s’est fait virer. C’est pas con mais c’est malhonnête.»



Robert Curbières, ancien porte-parole de la Confédération Paysanne, s’est fait incendier sa maison après des propos tenus sur les pesticides.


On ne triche pas avec le vin : c’est le produit d’un siècle de lutte contre le trafic. Reste que le syndicat des vignerons, historiquement proche des organisations paysannes, est tombé à fond dans les produits phytosanitaires jusqu’à s’affilier à la FNSEA, le syndicat majoritaire de l’agriculture intensive. Dans ce genre d’enquête, on croise nécessairement le chemin d’un documentaliste amateur. Robert Curbières habite une sublime demeure du XVIIe siècle qui domine la vallée. La vigne est orange sur le ciel noir. Nous sommes en période creuse, entre les vendanges et la taille. Robert a disposé ses chemises en carton façon bataille navale sur la longue table en bois, à côté d’un cubi de vin espagnol – 6,99 € – qui servira de pièce à conviction. Vigneron bio, il a été porte-parole de la Confédération Paysanne de l’Aude pendant 20 ans, soit la voix de l’opposition à un monde social susceptible à la critique, et proactif aux représailles. En 2020, Robert Curbières et la Conf’ se font taxer de «collabos à la solde de la nazi-écologie» par Frédéric Rouanet après s’être opposés à un nouveau traitement par hélicoptère. L’instruction pour injures publiques est en cours. «Entre 2012 et 2016, l’Aude a reçu 117 millions d’euros de subventions pour la viticulture, sans contrepartie sur le plan environnemental. Si j’ajoute les aides au gel, à la promotion de l’export, à l’irrigation, ça fait des sommes considérables.La société civile participe au fonctionnement de cette structure : elle en est actionnaire, elle a un droit de parole. Or les citoyens ne l’ont pas. » Les vignerons, à vrai dire, ne l’ont pas plus : en 2022 comme en 1907, ce sont les négociants qui font la loi. Importer des vins espagnols est une façon de tirer les prix vers le bas sur le marché français, et c’est comme ça qu’on se retrouve avec des bouteilles de vin du Pays d’Oc vendues 1,99 € chez Carrefour. Les coopérateurs cèdent à la logique du rendement, « c’est-à-dire : irrigation-glyphosate-engrais », reprend Robert Curbières. « En 2013, UFC-Que Choisir m’a contacté dans le cadre d’une étude sur les résidus de pesticides dans le vin. J’avais dit, en substance, que ces vins-là, il ne fallait pas les commercialiser. C’est un enjeu de santé publique. » Un mois plus tard, sa femme Marie-Claude regarde tranquillement la télé. Ça commence à sentir le brûlé : la cave des Curbières avait pris feu. « On est allés chercher le tuyau d’arrosage du jardin, qui était trop court. Le feu a gagné, la lumière a sauté et on a commencé à entendre les bouteilles qui pétaient » : 150 hectolitres en fût, près de 4 000 bouteilles. Incendie criminel. Les cuves ont été percées puis vidées. La récolte d’une année de travail. « J’ai donné une dizaine de pistes aux flics. Ils n’ont pas voulu chercher. J’ai gardé les dossiers, au cas où je meurs, pour que mes enfants puissent puissent les trouver. Alors je me dis : est-ce qu’ils ont reçu des ordres ? »  





GLYPHOSATE À RETARDEMENT


Un beau domaine : 45 hectares d’un seul tenant, dans le creux d’un vallon molletonné d’oliviers. Les murailles dentelées de Carcassonne disparaissent dans un nuage au fond du paysage. Franck Saillan remonte de la vigne sur un petit tracteur. Casquette et lunettes de soleil : tout est bon pour se protéger du soleil de novembre. Il n’a pas plu depuis juin. Saillan a fait ses classes avec Rouanet : lycée agricole, Jeunes Agriculteurs. Ensemble, ils reprennent le syndicat des vignerons avant d’avoir trente ans, au début des années 2010. Ces 18 derniers mois, Franck était sous contrôle judiciaire, il est accusé d’avoir fait partie du commando qui a tagué « CAV » et « glypho » sur la façade de l’Institut de la Vigne et du Vin. À ce stade, notre imaginaire est saturé de cagoules, de coups de fil anonyme, de fourgonnettes s’évanouissant dans les collines au petit jour – qui fétichise la violence ? Franck, vice-président du syndicat, est tout en nuance. Il y a 10 ans, il s’est remis à planter des cépages autochtones plus résistants au changement climatique contre l’avis du négoce et du marché. Lui n’a pas les moyens d’irriguer ses vignes. Il planterait des cépages hybrides si seulement le consommateur en voulait. Par conviction ou par contrainte, tous les coopérateurs ont pris un tournant écologique majeur par rapport aux pra

tiques de leurs parents. 




« Un jour, un RG vient dans cette cuisine en me disant : “Philippe, j’ai tout arrangé, tu peux me dire que tu y étais.” Mais si vous dites que vous y étiez, vous êtes mort. La musique, je la connais »



Le glyphosate, à petite dose, permet à Franck de rentrer dans ses coûts. Car c’est bien le négoce qui fixe les prix. « Il y avait un reportage sur BFM hier : Carrefour veut faire la guerre des prix à Leclerc. Ils veulent le cahier des charges du bio en le payant au prix du conventionnel. Le message, c’est : les agriculteurs, faites un effort, mais on va tirer sur les prix, donc vous allez rogner sur vos marges. » Un certain nombre de coopératives se sont converties au bio. Leurs caves sont pleines : on leur dit que leur vin est trop cher. Au tournant du siècle, les coopératives sont une stratégie de classe contre la puissance du négoce et le mépris de l’État. En contrepartie, elles jouent le jeu du marché : il faut rivaliser avec Bordeaux, puis avec l’Italie, puis avec l’Afrique du Sud, sans contrôler les prix ni la distribution. Les coopérateurs réclament du temps, arguant que leur disparition ouvrirait la voie à des importations massives de vin traité avec des produits de longue date interdits en France. « Des contraintes environnementales je veux bien, si derrière on me les paie. Mais je ne veux pas que l’État se substitue au marché, parce que d’abord, on ne rentre jamais dans nos sous, et ensuite, j’ai pas envie d’être un fonctionnaire. J’ai envie de produire ce que les gens demandent. C’est pour ça que le syndicat a bougé sur le glyphosate, et on a été les seuls, comme souvent. » Mettre un masque pour traiter, se faire regarder de travers par ses voisins : au fond ça n’amuse  « On va crever de faim, dans le pays. On va crever de faim et de soif. Moi, je suis né pour travailler et produire, le plus sainement possible, mais il n’y a pas que le bio. J’ai un cordon ombilical relié à une souche. Quand la vigne souffre, je souffre. Quand je ne vois pas mon clocher pendant deux jours, je suis malade. Ici, on est une réserve d’Indiens. Je ne sais pas si on nous appellera les Sioux, en Bourgogne les Comanches, à Bordeaux les Apaches... Au moins qu’on ne finisse pas comme ces malheureux. Mais on en est là aujourd’hui. » Avant de nous ouvrir la porte de son pavillon, Philippe Vergnes, la soixantaine, a fraudé le RER à Villepinte, sauté dans un TGV, garé sa voiture et pissé dans son jardin. Ancien président du syndicat, aujourd’hui à la tête de la Chambre d’agriculture de l’Aude, Vergnes est bien obligé d’aller faire une réunion à Paris de temps en temps. Il a fallu l’attendre pour se faire payer un coup. « On est la région viticole qui traite le moins au monde. 7 fois par an en moyenne. À Bordeaux, c’est 18. En Champagne, c’est 25. On se retrouve avec une directive européenne bête et méchante qui nous demande de réduire les traitements de 50 % peu importe le bassin de production. Or, de 7 à 3, je sais pas faire. » Vergnes a toujours su faire passer un message. C’est la boite noire du syndicalisme viticole, et il va nous « en dire un peu sans trop [nous] en dire tout en [nous] disant » : « À 20 ans, je participais à des réunions où il fallait être parrainé pour entrer. Vous vous asseyiez, et vous écoutiez. Après, j’ai jamais cassé trois pattes à un canard, et comme vous enregistrez, je peux pas tout vous dire. » Quand il s’installe en 1982, il se glisse dans le moule : un compte bancaire au Crédit Agricole, une mutuelle chez Groupama, un prêt à 13,75 % pour acheter 3 hectares avec une hypothèque sur les 4 hectares cédés par son père. Comme n’importe quel jeune vigneron, il entame sa vie professionnelle avec une corde au cou, dont le nœud s’éloigne ou se rapproche en fonction du marché, des aléas climatiques et des réglementations. Il est aujourd’hui en conversion bio. L’alliage syndicalisme-coopération est une force et c’est un projet de vie : « Le groupe est meilleur que le meilleur du groupe, et les cotisations les plus chères sont celles qu’on ne paie pas. » Comprenez : syndiquez-vous, les jeunes, pour connaître les bons tuyaux. « J’ai toujours dit : le syndicat, il est là pour poser les problèmes, pas pour chercher des solutions. Je ne travaille pas pour le ministère de l’Agriculture. Je faisais comme les autruches : je posais les problèmes et je mettais la tête dans le sable. Et après, on appuyait sur le bouton. Parce que si vous cherchez des solutions, je vous garantis qu’au ministère, ils se tapent le ventre par terre. » C’est ça, la mentalité des Comités d’Action Viticole : on ne négocie pas avec des énarques. Quand une manifestation dérape ou si une action fait la Une des journaux, les Renseignements Généraux s’invitent pour le café avec une boîte de chocolat pour les enfants. Il faut relayer les griefs de la profession, alimenter les communications qui finiront sur le bureau du ministère, et puis se taire. « Un jour, un RG vient dans cette cuisine en me disant : “Philippe, j’ai tout arrangé, tu peux me dire que tu y étais.” Mais si vous dites que vous y étiez, vous êtes mort. La musique, je la connais. Quand j’étais en garde à vue, je me mettais sur un banc et je dormais. Parce que sinon, ils te collent un gars pas rasé avec un pantalon troué, vous commencez à discuter, et en fait c’est un flic. Un flic reste un flic. C’est pour savoir tout ça que c’est important d’être parrainé. »



« Un flic reste un flic », rappelle Philippe Vergne qui a connu les grandes heures des Comités d’Action Viticole dans l’Aude.


65 % de la surface agricole de l’Aude est dédiée à la culture du raisin. C’est par Narbonne que la vigne est arrivée en France ; le Languedoc est encore aujourd’hui le plus grand vignoble du monde. Depuis 2000 ans, les conditions climatiques sont idéales pour produire du jus de raisin frais fermenté entre 9 et 16 % d’alcool, soit ce qu’on appelle aujourd’hui « vin » grâce aux insurgés de 1907. C’est un fil rouge ici : faire du « vin pur », naturel et de qualité. « Car tout tourne autour de ce problème : la définition même du produit et les moyens que l’on se donne pour garantir cette définition », écrivait Tallavignes, président du syndicat des vignerons de Carcassonne-Limoux, dans La Révolte du Midi. Dans les bars de Narbonne, on nous fait goûter des rouges et des blancs, des Corbières et des Minervois. Les bouteilles titrent facilement 14 % ou 15 %, mais on nous souffle en aparté qu’elles font 17 % en vérité... Au-delà de 16 %, c’est une liqueur, et la taxe est dix fois plus élevée. Les étés sont trop chauds : on vendange précocement des raisins déjà trop sucrés. Ce n’est plus le vin du paysan et de l’ouvrier ; le vin du Midi passe assez mal au déjeuner. Frédéric Rouanet l’a bien compris. Son idée ? Développer un jus de raisin léger, autour de 7 ou 8 %, pour concurrencer la bière au McDonald’s. L’Aude, cœur battant du Midi qui a fixé les standards viticoles pour le monde entier, fait des vins si lourds ou si légers qu’il faudra désormais les appeler autrement. En attendant que les Comités d’Action Viticole posent une bombe dans le dictionnaire.




Texte : Emile Poivet & Jean-Roch de Logivière, dans le Languedoc

Photographie : Jean-Roch de Logivière, pour Mouvement

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