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Véritables ouvriers spécialisés au service d’un nom de l’art contemporain, les assistants d’artiste sont aussi cocréateurs, parfois soutien affectif. Jeunes, enthousiastes, ultraflexibles, ils forment une profession aux contours flous où l’espoir de la reconnaissance future se mêle à la frustration et à la précarité. Rencontres.

 

Ils ont entre 20 et 35 ans et s’appellent Hélène, Martin, Antoine, Ariel ou encore Alexandre. Commissaires d’exposition, fraîchement diplômés ou déjà installés, ils sont assistants d’artiste et ont, pour la plupart, choisi de garder l’anonymat. Qu’ils affichent jongler entre plusieurs jobs est encore tabou. Surtout, leur nom ne peut être associé à un artiste confirmé, au risque de briser une confiance ou par peur des représailles. Les places sont trop chères. Les assistants disent souvent, avec une humilité presque maladive, que leur témoignage, isolément, ne compte pas. Ils vivent dans l’ombre et leur parole se doit d’y rester.


Personne, pourtant, n’est dupe : un artiste établi est rarement seul dans son studio. Rubens se payait bien les services de spécialistes de la représentation animale, de décors et de paysages. Michel-Ange n’a pas peint la chapelle Sixtine en solo. Avec le pop art et l’art conceptuel, de nombreux artistes ont carrément cessé de toucher à leurs œuvres. Avec les moyens colossaux que nécessitent aujourd’hui certaines expositions, les artistes n’ont jamais été autant entourés.

 



ASSISTANTS-CRÉATEURS


Les assistants forment une horde invisible d’aspirants postfordistes, spécialisés et qualifiés, hyperactifs et enthousiastes. Aucune « conscience de classe » ne les anime : leurs responsabilités varient trop. Ils sont souvent arrivés là parce qu’ils « connaissaient quelqu’un » et l’argent n’est jamais leur unique motivation. Ils seraient un peu exploités, mal payés, bien trop souvent « au black ». Pas de CDD ni de CDI en perspective, au mieux un statut d’auto-entrepreneur, avec des horaires étranges et flexibles et des revenus instables. Ils le savaient en acceptant le job, mais s’en foutaient car ce qu’ils voulaient c’était « intégrer l’aventure artistique » entrer dans ce milieu ultraconcurrentiel, ultrafermé et étendre leur réseau.


Vendu auprès des jeunes diplômés des écoles d’art comme le « meilleur job pour faire ses armes » et apprendre les « codes de conduite et les ficelles du marché »le travail dassistant nest pas celui dun simple exécutant. La tâche mobilise un savoir-faire manuel mais aussi dinterprétation et donc de créationBeaucoup sont en effet amenés à démêler et augmenter de vagues croquis qu’il s’agit ensuite de matérialiser. Martin a travaillé pour un plasticien français dont la qualité technique des œuvres l’intéressait tout particulièrement. L’artiste en question avait une exposition d’envergure programmée dans une institution parisienne majeure. « C’était un moment où il était particulièrement fragile. Sa carrière empruntait une nouvelle trajectoire et il manquait de recul. J’ai réalisé des dessins, des prototypes et inventé des compositions sur lesquels il intervenait ensuite pour se les réapproprier. »  L’assistant devient le double de l’artiste, il se love même parfois dans sa tête et dans son gant, mime ses gestes. « On vous donne la possibilité de produire des pièces qui auront une grande visibilité grâce à la notoriété de lartiste, poursuit Martin. C’est étrange et gratifiant à la fois de réussir à saisir sa “patte”, de l’enrichir et de la faire devenir quelque chose d’autre en concertation avec lui. »

 



ARTISTES-ENTREPRISES


Chez ces assistants-artistes, c’est une constante : ils assument leur rôle créatif mais hors de question d’être crédité avec l’artiste. Pour Alexandre, faire la distinction est simple. « Ce n’est pas mon vocabulaire. J’interviens toujours au nom de l’artiste qui est une marque. »  Une marque, certes, mais arrimée à une personnalité surpuissante. Si la dimension collective est évidente à tout niveau et reconnue en privée par les artistes, les expositions restent signées de leur seul nom, comme s’ils en étaient les uniques auteurs. Dans l’art contemporain, le mythe de l’artiste solitaire est particulièrement tenace. C’est que le marché de l’art n’aime pas le flou et a besoin de transparence : d’un héros et d’une signature transformée immédiatement en valeur monétaire. La critique de l’auteur génial (de Foucault à Barthes) n’a pas fait le poids face au rouleau compresseur du marché qui entérine le culte contemporain de l’individu.


L’artiste Xavier Veilhan en est bien conscient : « Mon œuvre est aujourd’hui le fruit d’un vrai travail de groupe mais c’est toujours moi qui signe. En collaborant avec de jeunes artistes, je laisse entrer de l’air. Ça ne diminue pas ma présence : ça l’amplifie. Je préfère parler de collaborateurs plutôt que d’assistants car ils accomplissent des choses que je ne sais pas faire. » Situé près du cimetière du Père-Lachaise à Paris, son atelier s’organise comme un véritable cabinet darchitecture ou de design. Lespace est découpé en postes de travail, chacun occupe une fonction bien précise, de production, de communication… Trois artistes y travaillent également en free-lance, comme Tony Regazzoni qui n’hésite pas à comparer le fonctionnement de l’atelier   à « celui d’une maison de mode, avec son directeur artistique et ses stylistes ». L’art contemporain muté en industrie globalisée, l’artiste devient incapable de satisfaire toutes les sollicitations des galeries ou institutions (qui ne manquent pas de se multiplier dès qu’il commence à monter un peu). Les artistes se concentrent souvent sur certaines pièces, tandis que leurs assistants produisent à la chaîne des séries d’œuvres commerciales pour collectionneurs. Autrefois élève admiratif, l’assistant s’apparente aujourd’hui davantage à un ouvrier spécialisé, un artisan ou encore un chef de projet.

 



VAMPIRISATION


Si l’artiste devient une véritable entreprise et est amené à manager des personnalités diverses, il n’a pas toujours été formé pour ça. La situation peut donner lieu à de nombreux malentendus et générer des frustrations. Des bruits de couloir, tragiques, circulent et se recoupent : des artistes « piquent des idées », s’arrogent le geste d’un jeune assistant qui ensuite ne peut plus s’en octroyer le mérite. Certains arrivent à passer entre les mailles du filet, en travaillant notamment pour des artistes avec lesquels ils n’ont aucune affinité plastique, d’autres s’exposent davantage, au risque de se faire complètement vampiriser. « La situation peut devenir irrespirable, explique Martin. Certains artistes exploitent plus ou moins consciemment l’énergie créatrice et la fraîcheur des petites mains qu’ils emploient. Il arrive trop souvent que cela nuise à la production de l’assistant, qui n’a plus du tout de temps à consacrer à son propre travail. »


Quand Hélène s’est mise au service d’une artiste qui avait une carrière de plusieurs décennies, elle envisageait ce travail comme « un élément de sa pratique artistique ». Elle a finalement décidé de partir, faute de clarté. « Elle n’assumait pas que son œuvre soit le fruit d’un dialogue avec moi et d’autres personnes tout au long de sa carrière. Forcément, ça génère des incompréhensions : j’appartiens à une génération très mobilisée autour de formes d’organisation et de création collectives. » Par ailleurs impliquée dans des artist-run spaces et lieux alternatifs, Hélène a joué un rôle important lors de la préparation d’une exposition d’envergure où « l’artiste s’était mise en retrait et la commissaire était absente ». Avec le concours d’un autre assistant, elle a choisi, adapté, modifié des œuvres, conçu la scénographie et supervisé l’accrochage. Elle se réjouit de cette liberté mais a mal vécu le manque de reconnaissance a posteriori : « Lors du vernissage, j’ai été complètement mise à lécart. La commissaire a encensé en public la persévérance et le dynamisme de l’artiste. Quelle hypocrisie ! »

 

Yann Kebbi, pour Mouvement



 

UNE FAMILLE PAS COMME LES AUTRES


Aux relations de travail se mêlent en permanence des affects. La relation artiste/assistant a beau s’être contractualisée, elle demeure profondément ambiguë et cache souvent des rapports de domination, d’admiration et d’espérance. De fait, de nombreux assistants vivent l’expérience artistique par procuration sans vraiment s’en rendre compte. Parfois, ils espèrent que l’artiste leur ouvrira des portes. « Ça peut être très explosif. Dans lart, il est nécessaire de cultiver son ego et sa sensibilité. On nous enjoint à le faire en permanence… » raconte Solène.


De nombreux assistants travaillent dans le lieu de vie des artistes et la distinction entre intimité et travail est souvent abolie. Il est à cet égard symptomatique que le lexique de la famille revienne en permanence dans la bouche des personnes interrogées. L’artiste est « un père », « une tante ». À l’inverse, ce dernier parle de ses assistants comme de « ses potes ». Juliette, par ailleurs commissaire d’exposition, n’a pas honte de promener les chiens de l’artiste/amie avec laquelle elle travaille et répond au téléphone même lorsqu’elle n’est pas d’astreinte. L’assistant n’est pas seulement un exécutant, un interprète ou un conseiller, il a aussi un rôle psychologique central. « On doit apprendre à gérer le stress des artistes, que l’on ressent forcément à des moments. On est des béquilles », raconte Ariel. Il a récemment conçu une série de toiles exposées dans une institution française. « C’est un luxe de pouvoir travailler dans ces conditions, mais je me suis rendu compte que l’artiste pouvait, sans en être conscient, me faire culpabiliser de ne pas me rendre disponible. Je suis auto-entrepreneur mais, au fil du temps, je peux avoir tendance à oublier qu’elle est un client, pas mon employeur ou une amie que j’aide. »

 



PROVISOIRE PERMANENT


« On est là pour une bonne cause, alors on s’accommode des moments de rush, nos horaires s’adaptent. Nos corps aussi… » explique de son côté Martin. Les ateliers, même les plus gros, respectent rarement les normes d’hygiène et de sécurité. Entre les vapeurs de térébenthine, de polyuréthane, la « peau qui bronze près du poste à souder », les assistants sont en permanence exposés à des risques. « Je me suis toujours dit que c’était provisoire, mais maintenant ça fait sept ans… »  explique Antoine . « Lorsqu’il y a un accident de travail, c’est nous qui payons. On doit prendre des assurances, des mutuelles… Personnellement, je travaille huit à dix heures par jour, la semaine et le week-end. C’est le marché qui régule mon activité : je suis très occupé pendant la foire de Bâle et la FIAC par exemple, beaucoup moins avant Noël. »


« Pour l’art, tout est permis » ajoute Marco qui a mal digéré le fait d’avoir effectué des manipulations très complexes pour un artiste pendant deux semaines avant que ce dernier ne démonte tout. « C’est l’accumulation qui me révolte. Quand je vois qu’une œuvre est vendue 80 000 euros et que je suis payé 800 euros pour l’avoir conçue de bout en bout, je me dis que c’est pas normal. »  Dans un domaine où les plus-values peuvent être immenses, le ressenti des inégalités est  exacerbé. Les assistants d’artiste aspirent toujours à autre chose et sont bien souvent maintenus dans une position de vulnérabilité. Enchevêtrés dans un réseau de loyautés fragiles, ils multiplient les casquettes : ils assistent d’autres créateurs, font des captations vidéo, sont régisseurs… « C’est complètement schizophrénique. Un soir je suis à un cocktail et le lendemain je le sers » raconte Héloïse.


Il est difficile d’estimer la moyenne de leurs revenus. Les assistants-étudiants sont rarement payés. Chez les autres, une journée se facture généralement autour de 150 euros, parfois deux fois moins qu’une journée de régie dans un musée. « Faute de rétribution financière appropriée, ils peuvent espérer une contrepartie, mais elle n’est pas toujours effective et peut même devenir un leurre dont jouent les artistes qui emploient d’autres artistes. L’espoir remplace l’argent » explique Paul. Pourtant, rares sont les assistants à se plaindre. La plupart répètent avoir « beaucoup de chance » doccuper « une position luxueuse » malgré certaines rémunérations dérisoires.  Attachés à leur liberté de mouvement, sachant leurs postes peu nombreux et provisoires, ils ne manifestent aucune envie de lutter pour améliorer leurs conditions de travail, contrairement aux artistes qui s’organisent, notamment pour demander des rémunérations plus dignes aux institutions. Motivé, ultraflexible, précaire, autonome mais pluridépendant, l’assistant d’artiste avance par projet, par passion et à court terme. Il est l’agent dont rêve le néolibéralisme.

 

 

Texte : Julie Ackermann

Illustrations : Yann Kebbi, pour Mouvement 

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