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 Le scandale sanitaire du chlordécone aux Antilles françaises le démontre : les populations pauvres et racisées sont les plus exposées aux pollutions et les plus vulnérables aux maladies provoquées par celles-ci. Comment expliquer que les notions de « justice environnementale » ou de « racisme environnemental » aient aussi peu d’écho en France ?

Les catastrophes récentes viennent encore renforcer ces inégalités. La journaliste américano- canadienne Naomi Klein parle de « capitalisme du désastre ». Les ouragans, tsunamis ou sécheresses servent de prétexte pour l’avancée du capital, la libéralisation des services publics et la marginalisation des populations précaires. Si les revendications de justice environnementale et la critique du racisme environnemental n’ont pas traversé l’Atlantique, contrairement à d’autres luttes, cela a trait, selon moi, à la manière dont les mouvements écologistes se sont constitués en France. Malgré sa pluralité, l’écologie française n’a jamais accordé de place parlante aux personnes issues de l’immigration coloniale et s’est construite sur un imaginaire de la « blanchité ». Dans les colloques et les rencontres auxquels je participe depuis dix ans, je suis souvent l’un des seuls racisés français. On y réfléchit à la Terre alors même qu’une partie de ceux qui la peuplent sont absents. Certains intellectuels, comme René Dumont, ont essayé de tisser des liens avec différents pays du Sud, mais dans sa globalité, le panthéon écologiste français s’est constitué sans mention des Outre-mer ou des anciennes colonies. Pourquoi sommes-nous incapables de donner le moindre nom d’Algériens ou de Polynésiens critiques du nucléaire, alors que les essais ont été réalisés là-bas ? Bien sûr que des penseurs, des artistes et des militants ont manifesté leur opposition à ces essais nucléaires, mais on n’a pas engagé de dialogue avec eux. On peut reconnaître qu’ils ont été affectés, mais on maintient l’idée que seul le pôle hexagonal français est capable d’en parler. Et là, on ne maintient pas seulement de l’ignorance, on en produit.

 

Votre livre s’intitule Une écologie décoloniale. Cela voudrait-il dire qu’il existe une écologie coloniale ?

On peut dire que les mouvements écologistes sont « excluant ». « Colonial », c’est quelque chose de plus fort, qui va de pair avec une position de pouvoir. Je dirais plutôt qu’un travail critique mériterait d’être fait par les partis, les associations et les mouvements écologistes. Le problème majeur de certains mouvements écolos aujourd’hui, c’est qu’ils ne se présentent pas comme antiracistes. Et dans le cadre d’une société où le racisme est systémique, ne pas être antiraciste revient à participer à la répétition de ce système, que l’on soit raciste ou non. L’idée de racisme systémique souligne précisément que cela ne dépend pas des idées ou de la volonté des individus : nous vivons dans un système qui, dans sa marche quotidienne, donne des privilèges à certains et des désavantages à d’autres, en fonction de la couleur de leur peau.

 

Les grands parcs nationaux aux États- Unis ou en Afrique et les réserves de « wilderness » en Alaska privent les populations autochtones de leur terre et des relations qu’elles entretiennent avec leur milieu. Dans ces cas-là, ne peut-on pas penser que certaines politiques de protection de la nature ont une dimension néo-coloniale ? 

C’est ce que j’appelle « l’environnementalisme ». Cette mouvance dépolitise complètement l’écologie. La crise écologique n’est pas une crise « environnementale » et ne se résoudra pas en « protégeant la nature ». L’écologie est une question de monde : quel monde souhaitons-nous ? Quel monde pouvons-nous espérer et mettre en œuvre ? Quelles relations souhaitons-nous établir avec les autres, humains et non-humains ? Les destructions environnementales sont les empreintes d’une manière d’habiter la terre, d’un monde où certains font du bénéfice en exploitant la Terre et les humains comme en maintenant les injustices que d’autres, eux, subissent. On ne peut pas effacer ces traces sans changer de monde. Tout est lié. Exploiter du cobalt ou d’autres minerais rares, extraire du pétrole ou cultiver des bananes est un processus violent : il faut forcer un ensemble de personnes précaires à supporter des conditions de travail extrêmement difficiles, produire d’immenses pollutions. Et toute cette violence-là est masquée pour que, dans les pays du Nord, on puisse bénéficier de biens de consommation qui, enrobés dans une bonne publicité, nous paraissent innocents. Penser que la question de l’écologie c’est sauver l’Amazonie ou les glaciers permet aussi de ne pas remettre en cause la façon dont nous vivons dans les démocraties occidentales. Il suffirait de limiter un peu la pollution, de greenwasher les industries, de recycler et de changer de voiture. Mais d’où viennent les minerais de nos batteries électriques ? On en revient au cobalt.

  « La crise écologique n'est pas une crise environnementale et ne se résoudra pas en protégeant la nature. L'écologie est une question de monde. Quel monde voulons-nous ? Quel monde pouvons-nous espérer ? »

Pour penser ce « tout », la manière dont l’exploitation de la terre et celle des hommes sont liées, vous conceptualisez l’idée « d’habiter colonial ». Qu’entendez-vous par là ?

 La manière dont on se représente le monde est régie par une double fracture. L’une, environnementale, concerne la séparation des humains de leurs milieux ; l’autre, coloniale, concerne la séparation des colons et semblables et des colonisés et semblables. En conséquence, on pense que l’histoire de la crise écologique et l’histoire coloniale sont deux histoires différentes. Par ce concept d’habiter colonial, j’ai voulu rappeler que la colonisation n’est pas uniquement le fait de voler des terres, de dominer politiquement et d’exploiter économiquement un autre peuple, c’est aussi une manière d’habiter, de penser les raisons de son existence sur certaines terres, les relations qui y sont ou non rendues possibles. On n’épuise pas le sujet de la colonisation en expliquant les conquêtes, les processus d’asservissement et de mise en esclavage. Pour comprendre la colonisation, il faut aussi regarder ce qui arrive aux sols, aux denrées, aux animaux et à toutes ces sphères qui sont plutôt considérés comme étant des objets de l’écologie. L’habiter colonial permet aussi de penser « l’après ». Si on reste dans une grille d’analyse exclusivement sociale et politique, on peut se dire que l’esclavage s’achève en 1848 et la colonisation de la Martinique et de la Guadeloupe en 1946. L’abolition de l’esclavage et la décolonisation statutaire ont été des avancées juridiques et morales fondamentales, mais dans ce processus, ce qui est advenu de la Terre et des humains n’a pas fondamentalement changé. Haïti n’a pu déclarer son indépendance et la solidifier qu’à la condition de maintenir son système de plantation : continuer d’exploiter une main d’œuvre paysanne pour vendre du sucre et du bois à l’ancienne métropole.

 

Au terme « anthropocène » très en vogue – l’idée selon laquelle, du fait de l’action humaine, nous serions entrés dans une nouvelle ère géologique – vous préférez ceux de « plantationocène » et de « négrocène ». En quoi sont-ils selon vous plus opérants ?

 Je me place dans une visée politique, et l’anthropocène, concept d’ailleurs forgé par des géologues, n’est pas un concept politique. « L’Homme » n’est pas un concept politique, parce qu’il homogénéise toute la pluralité, nie les différentes contributions de ceux qui subissent les logiques de domination, ou inversement, les mettent en place. Ces critiques ont déjà souvent été énoncées, que ce soit par des militants, des anthropologues ou des historiens. Le concept de capitalocène est déjà plus intéressant, parce qu’il montre que les destructions environnementales sont le fait de l’accumulation du capital et du système économique dans lequel nous vivons. Là où le plantationocène – terme forgé par Anna Tsing et Donna Haraway – me semble encore plus pertinent, c’est qu’il permet de sortir de l’abstraction du mot « capital ». Il attire l’attention sur ce que les plantations peuvent créer, très concrètement, comme processus destructeurs. Ici, les plantations ne sont pas seulement agricoles – coton, avocat, banane, canne à sucre, caoutchouc – mais recouvrent également toutes les unités où vont s’échanger des matières et des énergies entre la société et la nature – les industries de bois, agroalimentaires, etc. Vu l’importance de ces dispositifs dans la perturbation des équilibres écosystémiques, nommer notre ère à partir de ce terme de plantation avait plus de sens pour moi. À côté de ce concept, je propose aussi le « négrocène ». La traite négrière a été réduite à un fait historique, à des nombres (12,5 millions d’Africains transbordés), des dates (du XVIe au XIXe siècle) mais n’a jamais constitué un nœud à partir duquel penser le monde. Or le « nègre » ce n’est pas seulement un esclave. C’est l’humain à qui l’on refuse le monde. Transformer une partie de l’humanité en « nègre » requiert tout un processus qui dépasse la simple exploitation de sa force de travail sans rémunération.

 

Par quoi passe ce processus ? 

Transformer un individu en nègre nécessite d’apprendre à voir cet être comme une ombre pour le maintenir dans une relation « hors monde ». Cela requiert tout un processus social, psychologique et métaphysique qui permet de justifier qu’on lui refuse la liberté, mais aussi la dignité, la parole, la possibilité de prendre des décisions, d’élever ses enfants. Avec l’idée de « négrocène » je propose d’étendre la question nègre, « par-delà nature et culture ». Comme le dit Alice Walker « C’est la Terre elle-même qui est devenue le Nègre du monde » : on l’a exploitée à volonté, on en a fait ce que l’on voulait sans lui rendre aucun compte. Il ne s’agit pas seulement de dire que l’esclavage a été un moment clé dans le développement du capitalisme européen, mais aussi de montrer comment les schémas hérités de cette période sont encore vivaces aujourd’hui : il n’y a pas de plantation sans transformation en nègre de la Terre et de ses communautés humaines et non-humaines.

 

Ne pas accorder de l’importance à cette histoire et à ses continuités, c’est aussi se priver de récits de résistances extrêmement féconds. 

Lorsqu’ils veulent trouver des modèles et des alternatives à l’habiter colonial, les milieux écologistes du Nord brandissent les Guarani, les Mapuches ou d’autres populations autochtones d’Amérique du Sud. On ne cite jamais les peuples transbordés. Pourtant, ce qui est intéressant dans le négrocène, ce n’est pas uniquement la dimension d’oppression et de domination, c’est aussi toute la dimension de résistance. « We were not supposed to survive (Nous n’étions pas censés survire) », dirait Audre Lorde [poétesse, essayiste et militante lesbienne américaine, engagée entre autres dans le Mouvement des droits civiques – Nda]. Les révolutionnaires d’Haïti ont sans doute donné l’une des résonnances les plus puissantes aux idéaux portés par la Révolution française et pourtant c’est une histoire qui est largement passée sous silence. Comme si en France, on ne voulait pas hériter de leurs luttes. Les expériences de marronnage [fuite des esclaves en dehors des plantations – Nda], sont, au même titre que l’histoire de l’esclavage, le plus souvent réduites à des dates et à des nombres. On se contente de les quantifier et de dire : dans les colonies françaises de Martinique et de Guadeloupe, « il n’y en a pas eu beaucoup ». La portée symbolique du marronnage dépasse tellement le nombre ! Ces formes de révolte et de résistance sont extrêmement créatrices et fertiles pour penser le monde. L’idée que portent les Marrons, c’est : « un autrement est possible ». Il est possible de faire autrement, la plantation n’est pas notre destin. Ce qu’ils ont mis en place de manière extrêmement courageuse et dans des conditions à peine imaginables : vivre dans des espaces difficilement habitables – marécages, mornes ou montagnes escarpées – avec tout ce que cela comporte d’insécurité, de difficulté dans les relations, parce que si l’un part, c’est la chance que tous soient retrouvés. Ils ont créé un monde avec leurs croyances, leurs chants, leurs pratiques, leurs savoirs des plantes et leurs manières de cultiver – pour certains hérités de l’Afrique, pour d’autres façonnés sur place – afin de vivre autrement et d’élever des enfants libres. Face aux crises et tempêtes d’aujourd’hui, loin de solutions technicistes hâtives qui, bon gré mal gré, jettent l’opprobre sur les damnés de la Terre, nous ferions bien d’hériter de ces expériences-là. Imaginer, nous aussi, et avec autant de courage, un autrement, un monde commun. Un monde qui devient monde, précisément parce qu’il est instauré avec l’autre, humain et non-humain. Un monde poussé par le vent de la justice et naviguant sur un océan de dignité.

 

Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes


> Une écologie décoloniale. Penser l'écologie depuis le monde caribéen, Éditions du seuil, octobre 2019

 

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