Un entretien extrait du n°125 de Mouvement
La notion de sabotage est réapparue dans le débat public ces dernières années avec le Comité invisible et Andreas Malm. Comment comprenez-vous ce retour en grâce ?
Je ne sais pas si l’on peut parler de retour en grâce. Les Soulèvements de la Terre ont préféré le terme de « désarmement » à celui de sabotage, trop stigmatisé, et susceptible de déclencher une répression plus forte. De génération en génération, cet imaginaire du sabotage, très étriqué par rapport à son histoire, et lié aux mouvements de résistance armée, s’est imposé. Cela n’empêche pas qu’on en reparle effectivement beaucoup ces dernières années. En France, la combinaison grève/manifestation a montré ses limites depuis le mouvement contre la Loi travail en 2016. Quand ces modes de mobilisation classiques perdent en efficacité, on se tourne mécaniquement vers d’autres types d’actions. Face à l’échec des mobilisations climat, les militant·es écologistes sont allé·es puiser dans l’histoire des mouvements dits radicaux, notamment antinucléaires, nés aux États-Unis dans les années 1970. Le sabotage y occupe une place importante, comme le révèle le succès du roman d’Edward Abbey Le Gang de la clef à molette, paru en 1975. On parle parfois « d’écotage » pour fusionner les mots écologie et sabotage. Cette généalogie contemporaine prime aujourd’hui, et les origines ouvrières du sabotage ont presque été effacées.
Comment l’expliquer ?
À la fin du XIXe siècle, un certain nombre de militant·es syndicalistes révolutionnaires, notamment au sein de la toute jeune CGT créée en 1895, font un immense effort théorique pour faire du sabotage une tactique aussi légitime que la grève. Le sabotage est censé proposer une alternative aux modes d’action trop modérés : la représentation parlementaire – qui est hors du champ de la réflexion anarchiste – mais aussi la grève classique, qu’on appelle alors grève partielle, vue comme trop coûteuse et trop risquée par rapport à son efficacité. Le sabotage doit aussi se distinguer absolument de la forme la plus violente de « propagande par le fait », c’est-à-dire de terrorisme anarchiste qui est dans toutes les têtes à l’époque. Une limite très claire est immédiatement posée : le respect de l’intégrité physique des personnes, donc de la vie humaine. Si le corpus immense de ces réflexions a été complètement occulté, c’est d’abord parce que les forces hostiles au syndicalisme révolutionnaire disposent d’une puissance infiniment supérieure à l’action des syndicalistes. Dès que le sabotage entre dans le débat public, toute la grande presse se déchaîne pour le peindre comme une forme à peine atténuée de terrorisme. L’État fait tout pour éradiquer ce mode d’action potentiellement dangereux pour la défense nationale. Donc on stigmatise et on criminalise. Face à la répression, les organisations ouvrières ont fini par abandonner cette tactique. Aux États-Unis, un communiqué stipule explicitement qu’il faut arrêter le sabotage, devenu trop risqué. Résultat : on a l’impression que le sabotage naît, et non pas renaît, dans les années 1970.
L’histoire du sabotage est donc aussi celle d’une lutte autour de sa définition. S’il ne s’agit pas d’actes violents, que veut dire saboter ?
Le sabotage est aussi vieux que le travail contraint. N’importe qui a, en réalité, déjà saboté, tout simplement parce que quand on est fatigué et qu’on n’a pas envie d’aller au boulot, on traîne la patte et on essaie d’en faire le moins possible. Ce qui change, à la fin du XIXe siècle, c’est qu’Émile Pouget, entendant dire que les dockers écossais ont obtenu satisfaction grâce à une tactique originale – le « ca’canny », qui signifie en argot « vas-y mollo » –, y voit une manière intelligente de lutter. Il décide de nommer cela « sabotage », en reprenant un autre terme argotique qui signifie « travail bâclé ». Ce syndicaliste révolutionnaire tente de transformer cette forme de résistance informelle – ou « infrapolitique » comme dirait l’anthropologue James C. Scott – en stratégie et de l’introduire dans le répertoire d’action ouvrier. Quelles sont les différentes façons de « bâcler le travail » ? Avec le sabotage, il s’agit moins de s’en prendre au travail lui-même qu’à la norme patronale du travail bien fait. Ce n’est pas : « travaillez mal pour le plaisir de mal travailler ». C’est : « arrêtez de travailler comme votre patron veut que vous travailliez ». C’est une sorte de principe général, une matrice pensée pour laisser libre cours à l’initiative individuelle. Ça génère donc des pratiques infiniment diverses. Saboter peut, en fonction des circonstances, vous amener à ralentir, à dégrader légèrement les outils de production ou la production elle-même. Ou même à mieux travailler. Les terrassiers, par exemple, vont refuser de travailler à la va-vite pour finir les chantiers le plus vite possible et à n’importe quel prix. Ils vont travailler plus lentement, avec de meilleurs matériaux, et refuser de pratiquer certaines fraudes imposées par le patronat, pour l’attaquer au portefeuille. Ce caractère malléable, adaptable, souple et très subversif est à la fois la force et la faiblesse du sabotage. L’action individuelle devient parfois tellement individuelle qu’elle se déconnecte des stratégies d’ensemble et échappe au contrôle des organisations syndicales. Cette contradiction, fondamentale, explique aussi l’abandon de cette tactique.
Le sabotage est traversé par une autre tension : il est à la fois complètement instinctif et ultra intellectualisé. En quoi remet-il en question la théorie de la valeur telle que formulée par l’économie libérale ?
À la fin du XIXe siècle, le courant marginaliste, dominant dans l’économie politique, réinterprète le vieux libéralisme d’Adam Smith. La théorie de la valeur-travail – un bien est cher car il a nécessité beaucoup de travail – est abandonnée au profit du modèle de l’offre et de la demande – un bien est cher car il est jugé utile et de bonne qualité par les agents économiques. Cela peut paraître évident aujourd’hui, mais c’est très nouveau à l’époque. Les dirigeants des syndicats de dockers britanniques poussent cette théorie jusqu’au bout et la retournent contre le patronat : si un patron n’est pas prêt à dépenser beaucoup d’argent pour un travail de qualité, il ne faut pas qu’il s’étonne d’avoir un travail de mauvaise qualité. Ce sera formalisé par l’anarchiste Pierre Kropotkine dans un livre de 1892 : « À mauvaise paie, mauvais travail. » Les syndicalistes révolutionnaires américains reprennent l’idée avec la formule « Good pay or bum work. » Le sabotage, qui peut apparaître comme une critique un peu grossière du capitalisme – instinctive, spontanée, voire primitive – a en réalité une véritable assise théorique. Bien sûr, toutes ces réflexions, portées par des militant·es qui n’ont jamais fait d’études, ont été complètement invisibilisées : vous ne trouverez jamais de chapitre sur le sabotage dans un manuel d’histoire de la pensée économique. Il y aurait vraiment une histoire populaire des théories économiques à écrire.
Dans ces tentatives de retournement, l’idée de « sabotage patronal » est aussi formalisée. De quoi s’agit-il ?
Quand la CGT abandonne le sabotage en 1908-1909, elle en profite pour dénoncer le sabotage patronal. L’idée est de retourner l’effroi de la presse bourgeoise : si vous êtes choqués par le travail mal fait, vous devriez être choqués par le capitalisme et la bourgeoisie. Ce sont les patrons qui nous obligent à saboter notre travail en refusant de nous accorder les moyens de travailler correctement. Se développe aussi une forme de « sabotage de la bouche ouverte » qui consiste à dévoiler publiquement les pratiques patronales frauduleuses : un boulanger qui coupe sa farine avec du talc pour réduire ses coûts, un restaurateur qui vend de la soupe de poisson préparée avec des têtes d’écrevisse, etc. Cette pratique va être théorisée par un grand sociologue et économiste américain, Thorstein Veblen, dans une brochure de 1919 intitulée On the Nature and the Uses of Sabotage. Selon lui, le sabotage est l’essence même du capitalisme : si le sabotage est une manière de réduire la production pour défendre ses intérêts, alors les capitalistes sabotent en permanence. Dès que les prix baissent, ils cessent de produire pour les faire remonter.
Finalement, l’héritage de cette histoire ouvrière du sabotage ne serait-il pas à chercher plutôt du côté de la désobéissance civile que de celui des mouvements écologistes radicaux ?
Cette filiation existe de manière explicite dans les milieux de l’écologie radicale comme dans les milieux anarcho-autonomes, même si c’est plus marginal. La situation d’aujourd’hui, paradoxalement, est très proche de celle de la fin du XIXe siècle. Des formes de résistances informelles et infrapolitiques existent – la démission silencieuse, la grève du zèle, les grèves perlées des cheminots – et sont amenées à se développer parce que la souffrance au travail augmente. On le voit notamment dans l’Éducation nationale, par le refus d’appliquer certaines consignes qui paraissent absurdes aux équipes. Dans les milieux militants, on réfléchit de plus en plus à la subversion du travail. Mais une organisation parviendra-t-elle à transformer cela en stratégie collective assumée ? Et surtout, avec quel vocabulaire ? Ce ne sera sûrement pas « sabotage » tant prévaut une vision déformée et stigmatisée de cette pratique.
Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes
■ Quand les travailleurs sabotaient, Éditions Agone, 2024
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