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La gare des bus de Tel Aviv – la deuxième plus grande au monde – a été conçue pour que personne n’en trouve la sortie. Sept étages de couloirs obliques et de parkings sous-éclairés, mille et un freaks au mètre carré, pas de toilettes. Honni par la population, le bâtiment à l’architecture brutaliste est devenu une île pour naufragés abritant prostituées, migrants et artistes fauchés. On dit que la gare pourrait disparaître au profit d’un complexe résidentiel aseptisé. Permettez-vous d’en douter.


Un reportage extrait du N°116 de Mouvement



La gare des bus de Tel Aviv est un crachat au visage du bon goût. Un coupe-gorge et un refuge. Un lieu de passage, une maison. Un édifice de sept étages et 230 000 mètres carrés – soit cinq fois la superficie de la pyramide de Khéops – où la lumière du jour hésite à s’aventurer. Le samedi, en plein Shabbat, au troisième étage, les étals de sous-vêtements à 5 shekels font place à un marché philippin pris d’assaut par des aides-soignantes asiatiques à la recherche de melons amers et de manioc. Le dimanche matin, une marée de jeunes Israéliens s’engouffre dans les bus qui les emmèneront vers les bases où ils font leur service militaire, suivis de près par des familles éthiopiennes vêtues de leur plus belle tunique traditionnelle, en route pour aller prier à Jérusalem. Chaque lundi, en soirée, une troupe de cirque profite de l’immensité pour s’entraîner aux jongles. Il y a des bus verts et une librairie yiddish, une salle d’arcade, une grotte de chauve-souris égyptiennes, une synagogue, trois gouttes de sang et une seringue usagée, une clinique de dépistage, un cinéma abandonné, un cabinet d’avocats, un perruquier et des centaines de magasins fermés, des studios d’artistes, une crèche pour enfants de réfugiés, un salon de tatouage au bord de la faillite, un lieu de cruising, un McDonald’s et un abri sous-terrain capable de résister à une attaque nucléaire.






TOUTES PILOSITÉS CONFONDUES


C’est concert de klezmer à Yung Yiddish, l’un des plus grands centres culturels du pays dédié à la langue millénaire. À travers l’anéantissement du peuple juif, l’idéologie nazie voulait aussi détruire une culture, et les mots pour la dire. Les trois quarts des locuteurs du yiddish, langue judéo-allemande née dans la vallée du Rhin, auraient ainsi péri durant l’Holocauste. Un linguicide. Le yiddish a pourtant survécu, faute d’avoir pu prospérer, et l’un de ses plus grands bastions se trouve au cinquième étage de la gare, dans un recoin sombre qui sent l’urine et où les murs tremblent dès qu’un bus roule au-dessus. 80 000 livres patiemment collectés par Mendy Cahan, un Belgo-Israélien né à Anvers en 1953 de parents roumains. Plus qu’une bibliothèque, Yung Yiddish est un espace culturel. Un bar sert des cocktails infusés à la citronnelle, un vieux piano et une scène accueillent des groupes de musique. « Le yiddish, prophétise Mendy, c’est un long passé mais c’est aussi le présent et le futur. » Il est 20 heures et le Jerusalem Klezmer Association entonne les premiers airs de cette musique traditionnelle ashkénaze. Si la pilosité est un indicateur social, Yung Yiddish peut se targuer de brasser large, avec un public composé de religieux à papillotes, de bourgeois grisonnants et de jeunes hipsters aux sourcils blonds décolorés. Catherine Ifergan, une Franco-Israélienne de 70 ans : « Cette gare devient de plus en plus glauque et il y a des cacas partout. Mais si c’est devenu un refuge pour tant de personnes, c’est bien que ce n’est pas si dangereux. » Pendant que le chanteur se lance dans un laïus sur l’Ukraine, postulant que l’hiver y est plus froid et la guerre plus cruelle, Sourcils Blonds s’allume un joint à l’aide d’une bougie, enfoui dans un fauteuil moelleux. Effarée par le prix des cocktails (10 euros), Catherine a opté pour un shot de vodka. « Le yiddish était ma langue maternelle, bien avant l’hébreu, que j’ai appris à l’âge de 8 ans », commence Eli Benedicte, un trentenaire élevé dans une famille hassidique, un courant mystique ultraconservateur dont les membres rejettent la modernité et vivent isolés du reste de la société. Une communauté qu’il a fini par fuir avant de rejoindre l’armée, à la recherche de son israélité. « Juste après avoir quitté l’hassidisme, tu es de droite dure, puis tu enlèves ta kippa, et finalement c’est ta foi en Dieu qui disparaît. Je suis passé par une période de dégoût envers ma propre culture, je ne pouvais plus regarder mes parents dans les yeux et le yiddish me répugnait, ça me rappelait l’univers que j’avais fui. Un jour, alors que je faisais mon service militaire, je me baladais dans la gare entre deux bus et je suis arrivé ici par hasard. Je me suis rendu compte que je pouvais lire tous les livres mais que je n’en connaissais aucun. Je me suis dit : comment c’est possible, il s’agit pourtant de ma langue ! » Huit ans plus tard, Eli a officiellement hérité du titre de « CEO » de Yung Yiddish. Lui qui danse d’une identité à l’autre se définit aujourd’hui comme un hassid laïc, agnostique et homme de gauche farouchement antisioniste. « Les Juifs ont un lien intime avec cette terre et doivent pouvoir y vivre, mais avons-nous pour autant besoin d’un État et d’une armée ? Nous pourrions très bien vivre dans un État palestinien. »



« VIENS, ON VA DANS LES ABYSSES »


Dan, l’un des volontaires de Yung Yiddish, avait suggéré d’aller rendre visite à un peintre qui vit dans un studio d’artiste, au fond d’un couloir en cul-de-sac du cinquième étage. Yoseftal Varodi, avait-il prévenu, est un sexagénaire brillant mais alcoolique qui travaille la nuit, pour fuir la solitude, et passe ses journées à boire et à dormir. Et n’oublie pas, avait dit Dan, il faut toquer à sa porte avec la pointe d’une clé : c’est à ce son qu’il distingue les amis des inconnus. La pièce est froide et sent la peinture à l’huile. Les murs sont recouverts de ses tableaux – paysages bucoliques, lacs et mers – et de photos de Picasso. Il y a un frigo, un canapé qui fait office de lit et un vieillard qui supplie qu’on lui offre un whisky pour lui permettre « d’ouvrir son cœur ». La majorité de ses propos sont inintelligibles. Dans un rare moment de lucidité, il dira : « Je suis proche de la fin car la solitude est le bras droit de la mort. » La gare est un monstre, la soufflerie sa respiration, le passage de chaque bus un grognement. Dans le même couloir, à l’intérieur du studio 5113, Dima, 36 ans, est occupé à démonter la cabine insonorisée qu’il avait construite avec des planches en bois et deux tonnes de sable pour produire de la « dark acid techno bien sombre, pour les raves ». Le musicien, né en Biélorussie avant la chute du Mur, remplit un énième sac de sable, prêt à être transporté vers le nouveau studio qu’il a dégoté sur la rue HaSharon, à côté d’un commissariat et d’une boucherie baptisée « Le Royaume du porc ». La gare des bus lui manquera, c’est certain, mais la société privée qui gère les lieux a tenté de doubler son loyer – tout en réduisant drastiquement les services. Alors, après sept ans ici, il a préféré partir.





« Beaucoup d’hommes viennent ici pour avoir des rapports sexuels entre eux, puis vont à la synagogue pour implorer Dieu de les délivrer de cet endroit »



« Cet endroit est un labyrinthe. En descendant du quatrième au troisième étage, tu arrives au cinquième. Je commence à me repérer mais tout en bas, au sous-sol, laisse tomber, c’est encore pire. C’est un espace réservé aux créatures de la nuit. Parfois, elles s’aventurent jusqu’ici et le lendemain matin on retrouve de mystérieux petits trous dans les devantures de nos studios. Mais attends, je ne t’ai pas dit le pire encore : pas de toilettes. Seulement deux pour toute la gare ! Alors évidemment, les gens pissent partout. Sans compter qu’au moins une fois par mois, les canalisations explosent. L’autre jour, je reçois un appel de Dima – pas moi, l’autre – qui me dit : “Dima, une vague de merde est en train de couler vers nos studios.” » Il conclut avec un long monologue pour dire tout le mal qu’il pense du dealer de crack qui se pavane dans la gare « comme un shérif ». Quand on lui demande des précisions sur les « créatures de la nuit » qui, selon lui, hantent les couloirs, Dima esquisse un sourire en coin et demande : « Veux-tu que je te les présente ? » Il sort de son studio et se dirige vers un ascenseur situé à une trentaine de mètres de là. Il appuie sur le bouton avec son index mais aucune lumière ne s’allume. Aucun bruit. Pourtant, il le sent, une vibration infime : l’ascenseur fonctionne aujourd’hui. « Viens, on va dans les abysses. Dans la... Comment est-ce qu’on dit ? La gueule du lion ? Non, la gueule du loup. On va dans la gueule du loup. » Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et Dima appuie sur le 1er étage, soit le sous-sol. Juste avant que les portes ne se referment, il fait un bond en arrière et glisse, hilare : « Bonne chance ! »



UNE TOUR DE BABEL


Les deux premiers niveaux de la gare des bus, abandonnés par les commerçants et les passagers depuis 20 ans, sont progressivement devenus le royaume des ombres, réservé aux toxicomanes, prostituées et, souvent, aux hommes de tous âges et de toutes confessions à la recherche d’étreintes furtives entre anonymes. La cabine s’immobilise. Les deux battants en métal s’ouvrent dans un grincement pour révéler un visage rond couvert de piercings. Son t-shirt blanc est humide et son regard soudain inquisiteur quand on prononce les mots « journaliste » et « interview ». Un habitué des lieux ? Non, pas vraiment, ment-il en montant dans l’ascenseur pour aller jusqu’au septième étage, où l’attend le bus 405 à destination de Jérusalem. « J’ai déjà visité le sous-sol quelques fois », commence à raconter cet étudiant en cinéma de 28 ans. « Enfin, quelques centaines de fois », finit-il par admettre en passant d’un pas rapide devant une synagogue, cachée derrière des bâches en plastique d’un bleu électrique, façon sac Ikea géant. Il prend un air grave et dit : « Beaucoup d’hommes viennent ici pour faire des rencontres et avoir des rapports sexuels entre eux, puis vont à cette synagogue pour implorer Dieu de les délivrer de cet endroit. »







Lui a découvert la gare en même temps que les drogues dures. Tout en parlant, il croise, dans un couloir aux murs couverts de graffitis, un homme au regard hagard et aux bras fins comme des roseaux. « Lui, je le connais, c’est un héroïnomane. » Et lui, là-bas, le religieux aux papillotes blanches, il cherche du sexe, croit savoir l’expert. Ici, pas besoin d’applications de rencontre – d’ailleurs, les ultraorthodoxes n’ont pas le droit d’utiliser de telles technologies. Pas de photo, pas de nom, aucune chance de croiser un visage familier : les boyaux de la gare offrent un anonymat total, condition indispensable pour les visiteurs issus de milieux conservateurs, Juifs comme Arabes. L’étudiant a enfin trouvé son bus et se met à courir en voyant les portes se fermer. À bout de souffle, il conclut : « Je suis heureux qu’ils aient enfin pris la décision de détruire cet endroit. »


De la Méditerranée au Jourdain, aucun édifice n’attise autant les haines du public que la HaTachana HaMerkazit. Un ancien directeur de la gare avait déclaré en 2008, avec humour et honnêteté, que « si un jour j’attrape l’architecte qui a conçu ce bâtiment, je le passe à tabac ». Sous l’impulsion d’un promoteur immobilier d’origine polonaise qui voulait avant tout faire de la gare un centre commercial gigantesque, le bâtiment fut construit comme un dédale afin que les passagers se perdent dans les allées pour y dépenser leur argent. Une « ville sous un toit » née dans l’esprit, que l’on présume torturé, de l’architecte israélien Ram Karmi, aficionado du style brutaliste. Les travaux, démarrés en grande pompe en 1967 au lendemain de la guerre des Six Jours, furent rapidement interrompus par manque de fonds, une pénurie nationale de ciment et un différend entre le principal investisseur et la société d’autobus Egged. Il faudra attendre trois décennies pour que la gare ouvre enfin ses portes, déjà presque obsolète, le centre de gravité de la ville s’étant déplacé vers le nord, abandonnant le sud de Tel Aviv aux migrants et aux criminels. L’année dernière, les prières des Israéliens furent enfin entendues : le ministère des Transports et la Mairie annoncent un projet de réhabilitation visant à relocaliser la gare ailleurs, laissant à la société privée en charge des lieux le loisir de transformer cette Tour de Babel en grand complexe résidentiel et commercial. Une destruction pure et simple semble en tout cas inenvisageable : mettre à terre une telle quantité de béton ferait pleuvoir de la poussière sur toute la ville pendant des semaines.



LA TÊTE DU COUPABLE


Il est 23 heures et la porte d’entrée 62 est jalousement gardée par trois vigiles habillés tout de noir. Une Afro-Israélienne aux cheveux lissés, un Argentin aux dents jaunes et Edgar Cohen, 78 ans, plongé dans La Tête coupable, qu’il relit pour la troisième fois. En version originale, bien sûr, car monsieur est francophone et francophile. D’ailleurs, son deuxième prénom, c’est Roland. Une décision de sa mère, au cas où ce seraient les troupes françaises qui les eurent libérés de la tyrannie nazie. Edgar, c’était le choix de son père, au cas où les Britanniques seraient arrivés les premiers. « Vous connaissez ? », demande- t-il en désignant la couverture cornée et jaunie. « Romain Gary est mon auteur préféré. Il était un peu juif mais ce n’est pas pour ça que je l’aime. D’ailleurs, je n’aime pas trop les Juifs – précisément parce que j’en suis un. J’avais 26 ans lorsque j’ai quitté la Roumanie en 1970 et que je suis arrivé en Israël avec ma femme Eva, une catholique d’origine hongroise. Quel choc. Sous le régime communiste, je vivais dans une terreur intellectuelle constante. Ça m’a pris trois ans, après mon arrivée ici, pour arrêter de regarder autour de moi quand je formulais une opinion politique en public. Je me suis longtemps senti étranger. Aujourd’hui, je me considère comme parfaitement israélien et j’en ai honte. J’ai vu ce pays évoluer en pire. Les religieux deviennent de plus en plus agressifs, la vie est devenue très chère et le gouvernement est pourri. Je n’ai pas voté depuis l’assassinat de Yitzhak Rabin. Ce pays n’est plus le pays pour lequel je me suis battu. »



« Les mineurs n’ont pas le droit de travailler, mais ici personne ne fait attention. C’est un bon endroit pour apprendre à devenir adulte »



Pendant la guerre de Yom Kippour, en 1973, il est déployé à proximité d’une unité de défense anti-aérienne composée de quatre blindés et de douze hommes. « Je me suis lié d’amitié avec eux et chaque matin je les rejoignais pour boire un café. Un jour, ils m’ont dit : “on n’a plus de sucre pour le café”, alors je suis retourné à mon campement pour en chercher. C’est à ce moment- là que des missiles égyptiens se sont abattus sur leur position. Ils ont brûlé vifs. J’ai encore en tête l’image des six corps carbonisés. Ce jour-là, le sucre m’a sauvé la vie, ce qui est plutôt ironique parce que maintenant je suis diabétique, et le sucre est en train de me tuer. » Mais attention, il n’a aucun regret. Jamais. Ça serait, dit-il, comme relire chaque jour la même page de son livre. Edgar marque une pause et ricane doucement en écrasant sa clope sur le sol avant d’en rallumer une autre. Il a des yeux bleus très clairs et une peau parcheminée. Il aurait dû prendre sa retraite il y a 11 ans mais la précarité et le coût de la vie en ont décidé autrement : sa pension de 620 euros couvre à peine son hypothèque. Tel Aviv, qui rivalise désormais avec New York et Londres sur le podium des villes les plus chères au monde, compterait plus de 42 000 millionnaires, soit un habitant sur dix. Les autres – et en particulier les personnes âgées – doivent compter sur la charité ou une retraite tardive. De toute façon, insiste Edgar, il voulait rester occupé. Pas question de se laisser dépérir devant la télévision. Et puis, quand on est marié depuis 53 ans, on est bien content de quitter la maison six fois par semaine le sac à dos chargé de livres et de paquets de cigarettes.



Le peintre Yoseftal Varodi dans son atelier situé au cinquième étage de la gare.

Il est minuit passé lorsqu’un dernier bus arrive et vomit une nuée de touristes colombiens de retour d’Eilat, une station balnéaire de la mer rouge coincée entre l’Égypte et la Jordanie. Les passagers, un peu surpris à la découverte de la gare, forment une file devant la machine à rayons X d’Edgar, qui scrute rapidement le contenu de chaque valise. Rien à signaler. Même pas un godemiché ou une paire de menottes, regrette le vieil homme. « Mais ici, ce ne sont pas tant les objets qui sont étranges, ce sont surtout les personnes. Il y a une concentration élevée de gens bizarres », assure-t-il, avant d’énumérer des catégories de la population à l’aide d’un vocabulaire emprunté aux années 1970. Non pas que ça le dérange. La faune de la gare des bus de Tel Aviv lui semble être une compagnie bien plus agréable que les communistes de Bucarest ou les ultraorthodoxes qui tentent d’imposer leurs diktats religieux au reste du pays, lui qui n’a jamais visité de synagogue mais a régulièrement reçu la visite de côtelettes de porc, si vous voyez ce qu’il veut dire.



LE HUITIÈME ÉTAGE


Le café du quatrième étage donne l’impression d’être planté au milieu de la place du village. Le kiosque est l’un des rares endroits de la gare où les simples passagers peuvent croiser le chemin des résidents permanents, accoudés aux tables en plastique. Posée avec deux amies, Elinor sirote un granité au fruit de la passion et raconte qu’il y a 12 ans – avant sa transition –, elle patrouillait les côtes de la bande de Gaza avec la Marine israélienne. Aujourd’hui, elle est parfois contrainte de dormir au septième étage, à même le sol. Les trois trentenaires parlent de la gare comme d’une amie, un lieu « authentique » où elles peuvent combler tous leurs besoins : clients, drogues et clinique de dépistage MST. L’une d’elles, Heaven, confie que les passes à 100 shekels dans les toilettes permettent de régler la note chez le dealer. « J’aime beaucoup les gens ici, ils nous respectent, ne nous jugent pas. Certains me surnomment la “geisha”. C’est un joli nom ça, geisha », estime Elinor, interrompue par le cri strident de Yarim, qui vient de découvrir un cafard. Elle sort de son sac à main une bouteille de parfum Versace de contrefaçon et asperge l’insecte à plusieurs reprises avant d’opter pour une solution plus radicale : craquement mouillé sous sa basket noire.




Elinor, 32 ans, est l’une des « résidentes permanentes » de la gare des bus, où ses amies et elle se prostituent occasionnellement.


À l’intérieur du kiosque, Hanok est occupé à préparer deux cappuccinos tout en jetant régulièrement un regard vers ses deux filles, installées à l’une des tables en plastique. La plus grande, Naomi, 15 ans, s’occupe de la cadette, Abigail, 2 ans, qui vient de terminer sa journée à la crèche située au cinquième étage, non loin de Yung Yiddish. « Avec ma femme, nous avons fui l’Érythrée en août 2006. On a vécu deux ans dans le camp de réfugiés de Shimelba, dans la région du Tigray, en Éthiopie. C’est là qu’est née Naomi. Ensuite il y a eu le Soudan et l’Égypte. Je ne sais pas pourquoi nous avons choisi Israël. Ça semblait être la suite logique, alors nous avons payé un passeur pour traverser la frontière. » Depuis que le père a commencé à travailler ici juste avant la pandémie, toute la famille passe la majorité de son temps dans la gare.


« J’aime cet endroit, c’est plus calme que le monde extérieur. Moins excluant aussi, estime Naomi. Dans certains lieux publics, je suis parfois la seule personne noire. Ici, c’est beaucoup plus diversifié – on peut être nous-mêmes, nous, les étrangers. Un espace sûr. C’est moins cher aussi, moins bondé. L’été, certains de mes amis trouvent des petits jobs. Normalement, les mineurs n’ont pas le droit de travailler mais ici personne ne fait attention. C’est un bon endroit pour apprendre à devenir adulte. Enfin, dans mon cas, mon papa m’a toujours interdit de travailler. Il veut que je me concentre sur mes études et il n’a pas tort. » L’adolescente s’exprime dans un anglais parfait, nourri d’inflexions et d’expressions typiquement américaines qu’elle a apprises en dévorant toute la filmographie de Will Smith, à commencer par Le Prince de Bel-Air, également la série préférée de son père. « Cette gare est aussi un super espace de jeux. On peut rouler à vélo, faire du skateboard ou jouer à cache-cache. Enfin, maintenant, je suis un peu trop âgée pour ça. La plupart du temps, on traîne et on se raconte des ragots. On organise parfois des compétitions de danse. À l’école, nous n’avons pas d’espace pour étudier, alors on se retrouve juste là, à l’étage au- dessus, où il y a un espace vide en face d’un café abandonné. On s’assoit en cercle sur le sol et on fait nos devoirs ensemble. On appelle cet endroit la “librairie”. Mon frère prétend aussi qu’il a trouvé comment accéder au toit, le “huitième étage”, mais il dit que c’est un secret réservé aux garçons. »



« Ça serait amusant, non, si les seuls survivants d’une attaque sur Tel Aviv étaient une bande de prostituées, de migrants et d’amateurs »



LES SEULS SURVIVANTS


Parce que la première descente au sous-sol fut trop brève, Eli Benedicte, le CEO ex-adepte de l’hassidisme, s’est dévoué pour servir de guide. Il pointe du doigt l’entrée de la grotte de chauve-souris égyptiennes et peste contre la décision de la société privée en charge de la gare d’avoir transformé la cave en lieu de stockage. Les petites bêtes, contraintes de déménager, ont trouvé refuge dans le plafond du parking – il suffit de tendre l’oreille pour entendre leurs cris. L’une d’elles, large comme une assiette, fait des rondes sous les néons. La visite des boyaux se conclut dans l’abri antiatomique, capable d’accueillir 16 000 personnes. Mais, constate Eli, en cas d’attaque nucléaire sur la ville, les habitants n’auront que 10 minutes pour trouver refuge, ce qui lui fait dire que seuls ceux qui seront déjà dans la gare pourront accéder à cet abri. « Ça serait amusant, non, si les seuls survivants d’une attaque sur Tel Aviv étaient une bande de prostituées, de migrants et d’amateurs du yiddish ? », sourit-il. Il est déjà temps de remonter au cinquième étage. Sur la scène de Yung Yiddish, l’orchestre klezmer a laissé place à trois jeunes aux torses nus et cheveux longs, tout juste majeurs, qui s’apprêtent à donner leur seconde représentation en public. Un joyeux mélange de « rock alternatif, psychédélique, avec des éléments de métal et de musique électronique jungle », à en croire le plus velu d’entre eux. Yoseftal – sobre – débarque alors avec une peinture à l’huile, tout en nuances de bleu, qui représente un soir de concert à Yung Yiddish et la pose sur une table à côté d’une autre de ses peintures, jaune, représentant également le centre culturel. « On lui a passé commande parce qu’on voyait bien qu’il déprimait de plus en plus, glisse Eli. En nous apportant la première peinture, il nous a dit qu’il n’était pas satisfait, alors on lui a demandé de recommencer, pour le garder occupé. » Yoseftal s’assoit dans un canapé et soupire : « Je ne suis toujours pas satisfait. » Eli et Mendy Cahan, le fondateur, échangent un regard complice : « Ah, il faudra recommencer alors ! » Plusieurs jeunes volontaires sont également présents. Eli, entouré de livres centenaires écrits dans une langue inventée en l’an mille, reprend poliment ceux qui se trompent de pronom pour s’adresser à certaines des jeunes recrues, trans ou non binaires. Puis Dima, le musicien, débarque à son tour, une cannette de bière à la main, et lance, narquois : « Alors, c’était comment dans les abysses ? » Les derniers grains de sable ont été emballés, il est prêt à rendre les clés de son studio. Les autres persisteront : la fermeture de la gare a finalement été repoussée à une date indéfinie.




Texte : Wilson Fache

Photographie : Sarah Meital Benjamin, pour Mouvement


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