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Un reportage extrait du Mouvement N°114


Début avril 2022, un dimanche soir, dans la basilique Santissima Annunziata del Vastato, une église tout en fresques et en dorures typique du baroque génois. Le prêtre a prié pour nous en premier lieu. Le maire et l’archevêque de Gênes ont pris la parole brièvement : ils louent la résilience d’une ville, sa force de caractère, sa capacité à surmonter les épreuves qui, inévitablement, se dressent sur son chemin. Nous sommes au concert «pour la mémoire et pour l’espoir», organisé en l’honneur des victimes de l’écroulement du pont Morandi du 14 août 2018. Accompagné d’une cantatrice, l’orchestre doit jouer trois morceaux composés spécialement pour l’occasion : « 14 août », « Désorientés », et « Voiles de Lumière », une ode sirupeuse à « Genova la Superba ». La musique, les discours et les feintes commisérations semblent raconter la même histoire: la ville n’a pas eu de bol – un pont qui tombe tout seul ! – mais finalement elle a vaincu. « Tout le monde trouve que le nouveau pont est une merveille. Moi, je dis que ça aurait été merveilleux si le pont précédent ne s’était pas effondré… », remarque Egle Possetti, en aparté, sur le parvis de l’église. Elle est présidente du Comité pour la Mémoire des Victimes du Pont Morandi. Quatre membres de sa famille sont morts dans l’accident. Elle réclame justice et vérité. Trois jours après le concert, le tribunal annoncera combien des 59 accusés – entreprises, administrations, politiciens, personnes physiques et morales – sont mis en examen. Tous, sans surprise.


Nous nous rappelons les images de l’écroulement du pont qui fit 43 morts et plus de 500 délogés à l’été 2018. L’histoire de sa reconstruction s’est peu ébruitée de ce côté-ci des Alpes, mais elle est presque aussi grotesque. Deux semaines après l’accident, le grand architecte génois Renzo Piano offre à la ville un dessin de pont. La ville accepte, sans hésiter: tout le monde salue sa mansuétude et sa réactivité. Reconstruire, par tous les moyens, est la priorité. Le maire de Gênes, Marco Bucci, décrète l’état d’urgence et crée un commissariat spécial à la reconstruction, qu’il occupera lui-même. Le voilà maître d’œuvre et plénipotentiaire. Le concours d’architecture – pourtant obligatoire – et la consultation publique – recommandable en de telles circonstances – passent à la trappe. Renzo Piano promet que son pont sera en acier et durera 1 000 ans; Bucci s’engage à faire bosser «ses» ouvriers 7 jours sur 7 et 24h/24. Le pont San Giorgio est finalement livré à l’été 2020. En Italie, on n’a jamais rien construit aussi vite. 43 lampadaires – Renzo Piano dit « voiles de lumières » – ponctuent la structure en hommage aux victimes. Le pont est inauguré en fanfare, avec une parade d’avions de chasse. La nuit, on illumine son tablier aux couleurs du drapeau italien. C’est kitsch, c’est bling, c’est bien de droite. Gêné par cette effusion patriote, le comité présidé par Egle Possetti boycotte la cérémonie.










COMMENT ÇA VA GOTHAM ?


Le pont Morandi avait symbolisé la modernité architecturale. Le pont San Giorgio est affreusement classique. Le critique d’architecture Luigi Prestinenza Puglisi déplore que l’on ait « envoyé des centaines d’années de recherche sur les structures complexes à la poubelle. Désormais, tout pont qui n’est pas un viaduc fait de plots et de travées sera considéré avec suspicion. C’est un malentendu colossal, véhiculé par celui que beaucoup considèrent comme l’Architecte par excellence. On a perdu un chef-d’œuvre et, à la place, on se retrouve avec une boîte de biscuits Mulino Bianco : de l’artisanat produit en série, banal et rassurant. » Pour les autorités, ce pont est crucial à la circulation des flux au-delà de toute considération esthétique. Gênes est coincée entre mer et montagne comme sur un strapontin – en comparaison, Marseille semble affalée dans une chaise longue. La ville porte son infrastructure comme un exosquelette: une quatre-voies surélevée court le long du port antique. Des funiculaires centenaires relient les façades noircies du centre historique aux collines champêtres. Au milieu d’un très long tunnel, on peut se glisser dans un ascenseur Art déco, déboucher dans des jardins bourgeois 50 mètres plus haut et déchiffrer, sur un écran géant accroché sur la plus haute tour du centre-ville, les infos les plus fraîches : « Effondrement Morandi : Egle Possetti fait confiance à la justice. » Le pont, long de plus d’un kilomètre au-dessus du petit torrent Polcévera, sert de passerelle entre le port commercial et le reste du pays. En ce sens, le Centre Pompidou, qui a rendu Renzo Piano célèbre à 33 ans, est une sorte de métaphore de Gênes : tous tuyaux dehors.


La cité portuaire n’a plus son importance d’alors. Gênes a perdu 250000 habitants en 50 ans, soit près de 30% de sa population. « L’idéal de l’État-providence chrétien-démocrate, qui avait commandité le Pont Morandi dans les années 1960, s’est écroulé avec lui. » Emanuele Piccardo a coordonné un ouvrage critique – le seul – sur la reconstruction du pont, rédigé en collaboration avec architectes, anthropologues, sociologues et économistes (Genova. Il crollo della modernità, non traduit). Le livre formule une proposition modeste: que tout le monde cesse de s’envoyer des grandes claques dans le dos. Piccardo détricote la narration médiatique de l’évènement. Piano y est dépeint en « Architecte du Pouvoir, comme Bramante pour le pape de la Renaissance Jules II, à l’époque où le peuple était soumis à la volonté du Prince ». Le maire Bucci s’est vu en Batman, homme providentiel de la rétrofuturiste Gênes-Gotham, attrapeur de méchants. Indéniablement, Gênes a des airs de modernité obsolète.


« Désormais, tout pont qui n’est pas un viaduc fait de plots et de travées sera considéré avec suspicion. C’est un malentendu colossal, véhiculé par l’architecte par excellence » 


Dans les années 1990, de grandes villes portuaires européennes sur le déclin — Barcelone, Liverpool ou Marseille — se lancent dans l’« urbanisme évènementiel ». L’idée est d’attirer des capitaux nationaux ou européens afin de rénover le bâti. D’abord, il faut des évènements: en 1992, sur une idée originale de Renzo Piano, Gênes remporte l’attribution de l’Exposition spécialisée, corollaire de l’Exposition universelle organisée au même moment à Séville autour de l’«ère des découvertes». Sans surprise, à Gênes, on choisit de célébrer Christophe Colomb, l’enfant du pays, et le demi-siècle de ses conquêtes. Piano est en charge du projet et permet aux Génois de se réapproprier leur port antique, autrefois condamné par les usages industriels et commerciaux. L’économie de la ville se réorganise autour du tourisme et de la culture. Mais il faut toujours plus d’évènements pour rénover. Le G8 de 2001 et Capitale Européenne de la Culture 2004 permettent à Gênes de peaufiner son ravalement de façade, et Piano n’est jamais loin. Lui, génois d’origine, épouvantail des réactionnaires, avait été banni de l’académie des architectes italiens après avoir signé Beaubourg. C’est par le biais de l’urbanisme évènementiel qu’il remet un pied sur les chantiers publics en Italie.










ARCHITECTE CHERCHE CATASTROPHE


« Renzo Piano a toujours eu cette prédisposition: à chaque fois que Gênes a eu besoin de quelque chose, il s’est proposé », rappelle Marco Preve, qui chronique les petits arrangements municipaux pour La Repubblica depuis 20 ans. Il a suivi la reconstruction, auprès des collectifs d’habitants et des familles notamment. En 2004, Renzo Piano présente sa « fresque génoise » intitulée « Ce que Gênes pourrait être », qu’il imagine comme « une contribution gratuite à la ville et ses institutions ». C’est un projet en vingt points, où il est question de déplacer l’aéroport sur une île artificielle afin de doubler la surface portuaire. Le projet Piano occupe deux murs au rez-de-chaussée du Museo del mare, sur le port antique, comme une authentique fresque. Mais la mairie, de gauche à l’époque, a toujours refusé ses gracieuses avances, apparemment attachée à la légalité du processus de sélection et à la rémunération du travail. Renzo Piano n’était pas prophète en son pays. Tout change avec l’élection de Marco Bucci en 2017. « Bucci veut être perçu comme un manager à l’américaine, pas comme un fonctionnaire public poussiéreux, analyse le journaliste. Il a transformé la reconstruction du pont en la démonstration qu’une œuvre publique peut être gérée comme un chantier privé : si ça ne va pas, je vais moi-même sur le chantier, je crie sur les ouvriers, je les mets au travail jour et nuit. Depuis le début, cette reconstruction est utilisée à des fins politiques. » Bucci et Piano se sont trouvés, et les « contributions gratuites » se multiplient. Piano réalise actuellement un pan majeur de sa « fresque »: le Waterfront di Levante, un large complexe d’immeubles de luxe surplombant une marina pour yachts. 


« On a perdu un chef-d'œuvre et, à la place, on se retrouve avec une boîte de biscuits Mulino Bianco : de l’artisanat produit en série, banal et rassurant »



Marco Preve, journaliste à La Repubblica 




Voilà plusieurs décennies, donc, que Renzo Piano cherche à marquer sa ville natale de son empreinte, le pont San Giorgio passant pour son ultime chef-d’œuvre. Sara Bonati, « disaster researcher » (ou, si l’on préfère: chercheuse en catastrophes) à l’Université de Florence, a relevé un deuxième schéma récurrent: à chaque catastrophe, un (grand) architecte se pointe. Or l’Italie moderne a essuyé un nombre important de sinistres – naturels pour certains, liés à des défauts d’infrastructure pour d’autres : des éruptions fréquentes de l’Etna ; des tremblements de terre dévastateurs comme en 1968, 1980, 2012, et plus récemment à Amatrice, en 2016, qui a fait près de 300 morts. En 2011, une inondation mortelle met Gênes en alerte rouge. Le gouvernement débloque 35 millions d’euros afin d’endiguer les rivières. L’inondation se reproduit en 2014: les digues n’ont jamais été construites, l’argent a disparu. Dans le sillage de ces catastrophes, immanquablement, un architecte célèbre propose de faire un geste. Ainsi, Stefano Boeri conçoit gratuitement le nouveau Pôle du Goût d’Amatrice. Richard Rogers et Renzo Piano dessinent bénévolement la place centrale de Vernazza, sublime village des Cinque Terre à flanc de falaise, dévasté en bout de course par les inondations de 2011.


Pour les finances publiques, la contribution des « starchitectes » est indéniablement bienvenue. Mais elle s’attaque rarement à la racine du mal. Il s’agit généralement de réactiver dans les meilleurs délais le potentiel touristique et commercial de la zone sinistrée. « Dans la région de Gênes, quand un désastre frappe, mer et montagne se révèlent profondément interdépendantes, analyse Sara Bonati. Mais toute l’attention des « starchitectes » est focalisée sur la région la plus attractive – en l’occurrence, la côte – ce qui ne fait rien pour réduire les risques dans les zones de montagne. » Les contributions gratuites des grands architectes ont certes l’avantage de permettre aux politiciens de ne pas faire grand-chose de plus – ni réfléchir à désenclaver un quartier populaire asphyxié par un pont, ni donner des gages démocratiques, ni prendre un risque esthétique. L’exemple du pont San Giorgio inspire à Emanuele Piccardo cette sentence: « Les architectes sont les paravents de la politique. » Et, en Italie, la marque Piano est une rustine de compétition.



FAIRE DU VIEUX AVEC DU VIEUX


Dans cette histoire, Renzo Piano n’est pas coupable de tous les maux. Il n’est pas non plus exempt de responsabilité. « Renzo Piano a très bien compris qu’il y avait, en ce moment en Italie, une peur de l’architecture, de la nouveauté, du geste courageux », estime le critique Luigi Prestinenza Puglisi. Suite au tremblement de terre en Emilie-Romagne en 2012, Piano reprend à son compte une vieille idée italienne, formulée pour la première fois après l’écroulement brutal du Campanile de Saint-Marc à Venise en 1912, remise sur la table par certains en France après l’incendie de Notre-Dame: reconstruire « dov’era com’era » – comme c’était, là où c’était. « Son travail actuel est simpliste, tranquillisant et conservateur.» La position de Piano est d’autant plus critiquable qu’il est sénateur à vie depuis 2012, un poste occupé par cinq citoyens émérites, nommés pour avoir « honoré la patrie ». Cette fonction ne l’interdit absolument pas de travailler. En revanche, la profession s’est trompée en pensant trouver un allié à un poste de pouvoir. Quelqu’un capable de porter la réforme du code de l’architecture qu’elle réclame depuis des années. Cette loi doit servir justement à réguler l’attribution des projets publics en instaurant un concours « à la française », de manière à éviter le genre de magouilles qui entourent le nouveau pont. « Au lieu de devenir un authentique père de la patrie, celui qui aurait donné au pays sa tant attendue “ loi sur l’architecture ”, il a préféré jouer la partie solo, quitte à s’enfoncer dans les polémiques. C’est une lourde faute que quelqu’un de 84 ans, célèbre comme il l’est, ne devrait pas commettre. »


« Ce qui est étonnant, c’est que Renzo Piano a eu sa chance quand il était très jeune parce qu’une administration lui a fait confiance, tente le journaliste Marco Preve. Cette reconstruction aurait pu être l’occasion de faire participer des jeunes et d’ouvrir Gênes au monde. À l’inverse, ça a été, du début à la fin, une décision de pouvoir. » Deux ans après la fin du chantier, le « modèle de Gênes » – un alliage d’état d’urgence, de procédures accélérées et de court-circuitage démocratique, donc – risque de devenir mainstream en Italie. C’est le souhait partagé de la classe politique et des industriels du BTP. Marco Preve remet les points sur les « i ». « Tout ce monde-là considère que l’Italie est excessivement bureaucratique. En effet, quand il s’agit de constructions publiques, c’est peut-être le pays européen avec le plus de lois. Ce sont des dispositifs anti-mafia et anti-corruption : les entrepreneurs et les politiciens ont toujours violé les lois, alors on en a systématiquement rajoutées. Dans ce cas pré- cis, le monde entier avait les yeux rivés sur Gênes. Mais que se passera-t-il si ce modèle est décliné à Palerme, Udine, Venise? » Le maire Bucci sort grand gagnant de cette histoire. Son mandat est entièrement circonscrit par la tragédie Morandi. Fort de l’état d’urgence et de pouvoirs augmentés, il a mené sa reconstruction comme une campagne et a été réélu sans difficulté en juin 2022. Anciennement impertinent, Renzo Piano est aujourd’hui plus institutionnel que l’institution, arrachant à Luigi Prestinenza Puglisi ce cri du cœur : « Renzo Piano, nous avons longtemps cru que vous contribueriez à la renaissance de l’architecture en Italie ; aujourd’hui, nous craignons sérieusement que vous ne contribuiez à l’enterrer, en parfaite harmonie avec ceux qui administrent le pays. » Le procès des responsables de l’écroulement du pont Morandi, ouvert en juillet 2022, est toujours en cours. Néanmoins, le monde entier sort grandi de cette morale: Mesdames, Messieurs, à l’avenir, creusez des tunnels.



Texte : Émile Poivet, à Gênes

Photographie : Maxime Verret, pour Mouvement

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