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Qui regarde qui ? Et quoi ? Centrales pour le spectacle vivant, ces questions sont généralement envisagées selon l’axe exclusif du regard porté par les spectateurs, depuis la salle, sur les interprètes, côté plateau. Mais que voient ces interprètes ? A-t-on seulement conscience qu’ils ne peuvent jamais regarder la pièce qu’ils sont en train d’interpréter ? Dans le domaine de la danse, on sait considérer l’importance déterminante d’une clarté d’intention dans la portée d’un geste. On sait que ces notions s’articulent avec celles de clarté de regard, au sens large, sur le monde dans un mouvement créateur.

Mais toute une tradition d’écriture chorégraphique contemporaine, traquant la psychologie, la narration, cultive le masque neutre. Le corps tout entier doit parler, par lui-même, non l’expression faciale, ni le seul regard. Or cette neutralité est-elle seulement pensable ? Toute corporéité consciente de son investissement sous le regard d’autrui, a fortiori dans un dispositif spectaculaire, n’est-elle pas d’emblée impliquée dans une performance autofictionnelle ?

Qui regarde qui ? Et quoi ? On pourrait ainsi multiplier les questions à propos du regard, que la pièce Rézo de Sylvie Pabiot, vient heureusement activer, exciter, perturber. Si on se rend dans les salles de spectacle vivant avec la conviction d’y enrichir un regard sur le monde, on sort de celle où se donne la pièce de la jeune chorégraphe clermontoise enrichi d’un regard sur le regard.
Au nombre heureusement impair de cinq – interdisant toute fixation symétrique – les interprètes de Rézo laissent apparaître de façon manifeste l’axe, la portée et l’intensité de leurs regards. Ils s’observent les uns les autres dans leurs déplacements. Parfois se fixent. Se toisent. Ou au contraire se saisissent subrepticement. En coin. Par-dessus l’épaule. Face à face. De loin. Se scrutent. A l’arrêt. En marchant. Echangent. S’ignorent. Se reflètent. Se croisent. Connectent. Se perdent. Balayent. Focalisent. Court-circuitent. Insistent. Renoncent. Par leurs regards.
Résolument investie dansRézo, cette fonction scopique partagée tisse une toile électrisée de relations interprétatives. Le regard est projection, construction, il vaut saisie du monde. Il est actif, vaut énergie, intensité. Il lit. Interprète. De toute part le regard renverse et déborde la dynamique seulement passive et pathique, analogue à un capteur, du simple sens de la vision. N’importe quel spectateur qui s’est posé deux ou trois questions sur son statut a déjà cerné ces notions, au moins intuitivement. Toute autre chose est que celles-ci se fassent moteur d’un déploiement chorégraphique.
Etrangement, Sylvie Pabiot nie qu’il y ait là un ressort premier de son projet. Tout juste admet-elle avoir favorisé une prise de liberté, simplement à leur gré, parmi ses interprètes sur ce plan. Touche-t-on donc une aporie critique ? Se sent-on autorisé à pointer le sens majeur d’une pièce à un endroit où sa propre auteure assure ne pas du tout avoir eu l’intention de le situer ? On s’y autorisera, plus que jamais convaincu que cette production de sens, toujours plurivoque au demeurant, ne se réalise qu’à travers la rencontre interprétative d’une forme et des regards qui se portent vers celle-ci.

Cela posé, toute approche critique de Rézo demeurerait en carence si elle ne relevait à quel point, au-delà de ses interconnections scopiques, et conformément à son titre, c’est toute une intensité relationnelle des corps que tisse cette pièce avec une sèche vigueur, par stries d’énergies arrachées, par décharges pulsées, courses happées, brisures, chocs et élans reçus à la renverse, portés raidis, amalgames condensés, sur le qui-vive d’un état d’urgence pétri d’écoute et de réception, à la façon d’un contact-improvisation raclé jusqu’à l’os d’une présence au plateau implacable, austère, exigeante. Faut-il rajouter à quel point pareille pièce impressionne ?

> Pièce vue dans le cadre de Hors-saison (Arcadi), le 10 février au Théâtre de Chatillon.
Crédits photos : Rezo de Sylvie Pabiot. Photo : Jean-Louis Fernandez.

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