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D’emblée, l’association peut interroger : les artistes et les paysans n’appartiennent-ils pas à des mondes fort éloignés l’un de l’autre ? Au fil du parcours organisé en neuf chapitres, on comprend vite que les connexions sont fortes, autant qu’essentielles sous la pâle lueur d’un présent où seul le profit compte. On y découvre les œuvres d’artistes directement issu.es de la paysannerie, comme Damien Rouxel qui reconstruit sa relation avec la ferme familiale (dont il a eu « honte au cours de l’adolescence », alors qu’il était taxé de « bouseux ») ; ses mises en scène photographiques théâtralisées dans ce contexte, avec l’artiste, ses parents et/ou sa sœur cadette en « costume de travail », font écho à des chefs-d’œuvre comme El tres de mayo de Goya ou La Pietà de Michel Ange, manière de mêler un ensemble d’héritages, voire de célébrer une réconciliation permettant à Rouxel de zoomer, désormais avec fierté, sur le terrain de jeu d’une enfance en campagne. Nicolas Tubéry est également « fils de paysan ». Bien que vivant à Paris, il garde un pied dans l’environnement rural où il a grandi, où il puise la matière de ses productions car il a tôt ressenti le besoin de parler « de tout ça » : des outils, des gestes agricoles, de l’abattage des animaux, de la mémoire des bêtes, parmi lesquelles on trouve la vache « Gina » au numéro de tatouage gravé sur un flanc de l’installation 7460 Gina, détail qui renforce la double valeur de document et de monument d’un travail réinvestissant la machinerie agricole via un dispositif multimédia. Ce sont les graines, celles qui sont originelles – les « semences paysannes » –, que Noémie Sauve glane pour les poétiser dans des compositions graphiques délicates, histoire de revenir aux sources de la vie tout en dénonçant les injonctions mortifères du marché qui interdit de replanter ce type de semences, pourtant extrêmement résilientes. Sous le commissariat de Julie Crenn, curatrice indépendante, Lauriane Gricourt, directrice des Abattoirs de Toulouse où se tient le cœur de la manifestation, et Annabelle Ténèze, directrice du musée du Louvre-Lensde nombreux artistes racontent leur filiation avec ce milieu. Quand celle-ci n’est pas directe, les œuvres expriment un dialogue tout aussi fécond avec les pratiques de cette France périphérique – les territoires ultra-marins compris –, et révèlent bien souvent pourquoi et comment les « profils paysans » (pour reprendre le titre de la fameuse trilogie signée Raymond Depardon) ont été fragilisés depuis la « révolution verte » imposée aux artisan.es de la terre dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

 

Suzanne Husky, Jérôme, 2018, collection Frac Bourgogne © Suzanne Husky © photo Martin Argyroglo

 



Rendre hommage aux héros de la terre

 

Qui, au fond, connaît le récit des « destins minuscules » (selon l’expression de l’historien Philippe Artières) des femmes et des hommes qui, grâce au fruit de leur labeur, nous nourrissent ? Qui sait qui sont ces êtres humains qui travaillent d’arrache-pied, à rebours d’une industrie agroalimentaire qui déverse sur le monde une malbouffe indigeste dont les restes atterrissent au creux des poubelles fouillées par Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda ? Au sein d’une société où la compétition envers et contre tous et toutes est devenue un super mantra insensé, quelle est leur place ? Ces personnes sont-elles, à minima, capables de produire un curriculum vitae à déposer sur le vaste bureau du système Mosanto-Bayer ? La série « CV Campesino » de l’artiste et chercheure en anthropologie Asunción Molinos Gordo, décline des sortes de portraits-cv de paysannes et de paysans qui ne se plient généralement pas à ce type d’exercice ; deux d’entre eux sont accrochés dans l’enceinte du musée, tirés en grand format, ils donnent une place de choix aux protagonistes d’un peuple invisibilisé. Et si ces « cv » listent, comme il se doit, leurs compétences, les difficultés n’y sont pas moins répertoriées, détournant ainsi les règles normatives d’un document taillé pour répondre à un progrès prétendu infaillible. C’est encore à ces héros de l’ombre que rend hommage Terence Pique, en l’occurrence à ceux qui, pour pas cher, entretiennent les serres gigantesques où poussent fruits et légumes de mauvaise qualité écoulés par la grande distribution en Europe ; ce sont ceux qui n’ont pas de voix mais dont la parole est portée par l’artiste grâce à une succession de mots qui viennent flotter dans l’espace de serres vidées d’âmes, qui disent ce qui est en jeu là-bas, et du même coup, ici : « Nourriture », « Technologie », « Sacrifice »... Dans la trame de tapisseries en laine vierge inspirées par la grande tradition des tentures historiées médiévales, Suzanne Husky dessine les aventures de celles et ceux qui luttent pour préserver la richesse de la terre et de ses métiers face à une main invisible prédatrice. Avec Jérôme, elle raconte la fin tragique d’un éleveur bovin tué en 2017 par les gendarmes au cours d’une course-poursuite de neuf jours ; un homme assassiné, en somme, pour avoir refusé de se laisser prendre par une main inique, pour y avoir opposé sa résistance. Jérôme Laronze est un héros sacrifié, à l’égal des arbres et des animaux qui ne parviennent pas à survivre à ce qui pollue l’existence de chacun.

 


Damien Rouxel, SHOWTIME ! de la série FIERTÉS, 2023, collection de l’artiste © Adagp, Paris, 2024 © photo courtesy de l’artiste



Savoir-faire et faire-savoir


« Le Nouveau Ministère de l’Agriculture », fondé en 2016 par Suzanne Husky et Stéphanie Sagot, est né de la même nécessité de défendre nos ressources vitales et ses acteurs bienveillants. La fresque à l’aquarelle Aux arbres ! Écotopie pour Nègrepelisse, créée « à quatre mains », représente un jardin luxuriant où les éléments naturels dominent le paysage et vivent en harmonie avec la collectivité. En partageant l’image d’une nature souveraine et épanouie qui inspirera, à l’initiative des deux artistes, la plantation d’un jardin agroforestier à Nègrepelisse, le duo écoféministe participe à réalimenter notre connaissance poétique des potentialités de la nature et interrogent notre implication politique face à elle. Parce qu’il faut probablement savoir-faire pour faire-savoir, cultiver en commun est tout aussi fondamental pour les artistes en binôme Kako et Stéphane Kenkle vivant à la Réunion. Sur leur île, ils ont replanté du manioc et ont « décolonisé » les sols de la canne à sucre sur un terrain assimilable à une ZAD. Portant leurs gestes « artivistes » dans une série de photographies les dévoilant torse nu au cœur d’une nature plurielle de fruits et de légumes, ils nous apparaissent sous les traits de chamans intercédant entre la nature et l’homme, sont les héritiers du mouvement de l’écovention auquel est associée Ágnes Dénes, figure de proue de l’art écologique. Pour sa part, Thierry Boutonnier articule avec humour le savoir-faire et le faire-savoir en s’adressant directement, au sein de sa ferme familiale, aux « principaux intéressés ». Expliquer les objectifs de la production laitière aux vaches, une photographie issue de la série « Objectifs de production », montre l’artiste en cravate donnant un cours à une vache dans son étable, qui l’écoute religieusement, soulignant au passage la sagesse de l’animal face un professeur un brin délirant ! En prenant en compte la diversité des propositions plastiques, on saisit un fil qui traverse les œuvres autour des questions de savoir-faire et de transmission et, tout en pointant les dysfonctionnements d’une folle mondialisation qui dévastent la biodiversité, les artistes de l’exposition s’engagent sur le terrain de nos racines à la mémoire par trop enfouie.



Lois Weinberger, Holding the Earth, 2010, courtesy Salle Principale, Paris



Corps de mémoires

 

Hier, Joseph Beuys, Ágnes Dénes, Robert Smithson ou, plus près de nous, Lois Weinberger, ont engagé leur art du côté de la terre, déjà largement malmenée, et de ses origines fertiles. Avant-hier, sous le joug de la première révolution industrielle, Rosa Bonheur, Jules Breton, Léon Lhermitte, Jean-François Millet s’étaient concentré.es sur la condition paysanne, l’exposition leur consacre d’ailleurs une salle où leurs tableaux incarnent autant de corps de mémoire venant se connecter aux œuvres contemporaines du parcours, rappelant, là encore, une filiation essentielle. Le musée, qui contient son histoire d’abattoirs (actifs jusqu’en 1988), est en soi un corps de mémoire qui rencontre les œuvres. À la croisée des temps, la vidéo La Danse de Saint-Guy (2009), réalisée par Émilie Pitoiset à partir d’un film de Georges Franju tourné entre les murs des abattoirs parisiens de la Villette et de Vaugirard (Le Sang des bêtes, 1949), fait vibrer cette histoire par le biais d’une scansion hypnotique des images qui place dans un état de sidération. Les photographies de Karoll Petit où les paysans sont effacés de l’espace de la ferme et des champs ou, au mieux, esseulés, renvoient également aux traces de ce qui a été, et plus précisément de ce qui a été broyé par l’emprise kafkaïenne d’un capitalisme sauvage. Entre corps de mémoire et actions au présent, les œuvres de l’exposition orchestrant une chorale aux voix multiples servent l’idée que, plus que jamais, nous devons « battre la campagne », lutter pour que la vie l’emporte car, ainsi que l’avait si justement écrit Camus, « qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau. […] L’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme. »    

   

 

Artistes et Paysans. Battre la campagne

⇢  jusqu’au 25 août aux Abattoirs - Musée Frac Occitanie et « hors les murs », Toulouse